Dans la vie, pour pouvoir tout se permettre, il faut souvent être soit très riche, soit très vieux. Les politiciens les moins hypocrites sont souvent les plus cacochymes. N’ayant plus aucun mandat à briguer, ils peuvent égratigner à loisir la réputation de ceux qui sont encore aux affaires. Leurs jours étant comptés, ils n’ont cure des amitiés opportunes. En musique, le topo n’est pas si différent. Passé un certain âge, il n’est plus nécessaire de passer les plats (car ils ne reviendront pas). Être vieux a aussi ses (petits) avantages.
Dylan qui, même lorsqu’il avait vingt ans, n’était pas du genre à ne pas savoir d’où il venait, se fait aujourd’hui plaisir en rendant hommage à son idole de toujours, Frank Sinatra. A presque 75 ans, qui le lui reprochera ? Mais, surtout, qui s’en étonnera ?
Il suffit d’avoir un peu fréquenté les émissions de radio (Theme Time Radio Hour) animées par le Zim entre 2006 et 2009 pour connaître la vénération qu’il portait au Chairman of The Board. On sait aussi que Dylan fut invité en compagnie de Springsteen au domicile de Frank en novembre 1995 (et on aurait précisément donné son bras gauche pour en être) et que les trois auraient sûrement remis le couvert si Barbara, la dernière épouse, n’avait prestement mis le hola (lorsque Sinatra lui proposa de les inviter dorénavant une fois par mois, elle lui répliqua, cinglante : « over my dead body »).
Enfant de la radio, Dylan fut bercé par Sinatra et ses pairs comme la génération d’après sera bouleversée par Elvis, les Beatles et lui. Et, n’ayant plus rien à perdre, il peut, à son aise, piocher dans le répertoire de son idole.
Le choix des titres est admirable, le meilleur Sinatra, celui des saloon & suicide songs, celui des albums avec Gordon Jenkins, plus All Alone que Ring-a-Ding-Ding donc. Pour éviter d’inutiles comparaisons, Dylan a fait le choix lucide d’oublier les arrangements trop luxuriants et s’est contenté d’un service 5 pièces (une basse, une Pedal steel, deux guitares et des percussions) à l’exception de trois titres où les cuivres sont aussi de la partie.
Et puis il y a la voix dont, et je préfère l’écrire tout de suite, il ne faut pas attendre de miracles. Elle bouge terriblement, flirte plus souvent qu’à son tour avec la justesse et, avouons-le, l’auditeur souffre lorsqu’il entend le maître à la peine dans les aigus (et ce, dès I’m a Fool to Want You). L’incroyable projection de Slow Train Coming ou même d’Oh Mercy sont loin, très loin. Ce sont les expédients vocaux de Tempest avec un rien d’instabilité en plus. On peut choisir de s’en offusquer mais à quoi bon ?
Que ceux qui attendaient une prestation en frac, le petit doigt sur la couture passent leur chemin. Michael Bublé devrait davantage leur plaire. On n’était pas venu pour ça de toute façon. On est là pour entendre Dylan se coltiner avec ces titres mâchés et remâchés depuis Hibbing, Minnesota et si l’on parvient à faire abstraction des limites vocales évoquées ci-dessus (et je comprends que ça puisse être difficile), on n’est pas à l’abri d’être sérieusement touché. Car, au détour d’un couplet, dans l’attaque d’un refrain, on retrouve, intacte, la puissance d’évocation du maître, sa capacité fabuleuse à faire un sort à chaque mot (le douloureux memory de Full Moon And Empty Arms, le désarmant sentimental de Why Try to Change Me Now, deux des plus éclatantes réussites du disque).
Ce disque ne plaira ni aux puristes, ni à la génération Y (je n’ose parler de la Z) mais les fans de Dylan qui, depuis Self Portrait ont tellement avalé de couleuvres que plus rien ne peut les étonner, seront, pour certains du moins, sans doute ravis d’apprendre que leur idole vibre encore.