LA MAMAN ET LA PUTAIN
On dit souvent que La maman et la putain est le reflet de son époque et de la ville où le film se déroule, Paris.
Au moment où sort La maman et la putain (1973), Godard a eu un accident et ne fait pas de film, Chabrol filme la province, Pialat fait La Maison des bois et La Gueule ouverte, Rozier fait Du Côté d’Orouët, qui sont des films de campagne. Les films qui parlent du contemporain, de Paris, finalement, il n’y en a pas tant que ça. Il y a les deux premiers Jean Yanne. On aime ou pas, mais il a montré quelque chose de l’époque. Bresson ne parle pas vraiment de Paris ; Garrel fait des films sur des gens qui se shootent et qui n’ont rien en tête ; Tavernier et Sautet font des films sur les années 50. Qui reste-t-il pour refléter le monde contemporain ? Aujourd’hui, on a l’impression, par soustraction, qu’il ne reste de cette époque que La maman et la putain qui montre le Paris d’après 68. Mais, y a-t-il beaucoup de cinéma contemporain dans l’histoire du cinéma ? Quelque chose qui représente l’époque au présent, autrement que par le côté documentaire rétrospectif ? Rossellini dans les années 40 ; Les bonnes femmes ; Adieu Philippine ; peut-être La boulangère de Monceau… Finalement, les films qui ont parlé du présent, je n’en vois pas tant que ça.
Dans le livre, l’Ami dit cela, parle de portrait sociologique, mais il s’applique ensuite à dire exactement le contraire, c’est-à-dire que ce qu’Eustache raconte, c’est son histoire à lui.
Il y a longtemps, quelqu’un avait écrit que La maman et la putain était à la fois l’histoire de trois personnages, l’histoire d’un quartier et l’histoire d’une ville. Mais à l’époque de la sortie du film, personne n’a dit que c’était un film contemporain…
Ce sujet, parler des rapports amoureux, quand il est abordé au cinéma, l’est parfois par la lignée Lubitsch ou Wilder (sous couvert de comédie), un peu par Renoir, ou par Stroheim (dans la tragédie). Au cinéma, c’est rare de montrer que le rapport amoureux n’est pas tel que le discours conventionnel le dit. Aujourd’hui, autant la télé que le cinéma d’auteur français se cantonnent au discours conventionnel. Qui aujourd’hui saurait penser la violence des rapports de Kiss me stupid (alors qu’il ne comporte ni mot, ni acte violents) ?
L’Ami affirme donc qu’il est très étonnant qu’un film aussi autobiographique que La maman et la putain ait eu une résonance « sociologique » si forte.
Les films autobiographiques de Jean Eustache, si l’on exclut les documentaires, sont Le père Noël a les yeux bleus et Mes petites amoureuses. La maman et la putain n’en fait pas vraiment partie. Le premier scénario de Jean Eustache, c’était d’après une histoire de Maupassant (il ne sera pas tourné). Dans leur livre, l’Ami et l’Historien affirment que le premier film tourné, Les mauvaises fréquentations, est autobiographique, or c’est un ami de Lorient qui avait vécu et raconté cette histoire à Jean. Après Mes petites amoureuses, il redonnera la parole aux autres, avec Une sale histoire et Les photos d’Alix. Il devait trouver des avantages à faire parler les autres plutôt que de se raconter lui-même. Dans un tiers de ses films, il se contente de mettre des gens autour d’une table et les laisse parler.
Donc l’Ami, qui a été assistant sur trois films d’Eustache, démontre qu’on peut être censément la personne la plus proche du réalisateur sans vraiment comprendre ce qui se passe.
L’assistant réalisation, c’est une fonction proche de la réalisation. Pas du réalisateur. Attention, l’Ami n’était pas un abruti dans le boulot, mon père ne l’aurait pas supporté. Le problème, ce n’est pas son boulot, c’est son absence de mémoire.
En 1969, Jean Eustache écrit le scénario de Mes petites amoureuses. Il le réécrit plusieurs fois, et le présente à l’avance sur recettes. Le 17 septembre 1971, la commission lui accorde 200 000 francs. Mon père a de quoi faire un film 16 mm noir et blanc. Or il veut que Mes petites amoureuses soit tourné en 35 mm et en couleur. Ce jour-là, il décide de faire un long métrage de fiction pour se faire connaître et ainsi obtenir les moyens de faire Mes petites amoureuses. Ce sera un film avec Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont : La maman et la putain, et il commence à l’écrire immédiatement, sur un cahier, jusqu’à perdre conscience… Toute personne qui prétend avoir lu des pages avant cette date ment.
De plus, il n’aurait pas pu commencer l’écriture de La maman et la putain avant, car il n’a rencontré Marinka qu’en août 1971 (elle deviendra le modèle de Véronika). Ensuite Jean l’écrit au fur et à mesure des événements. Quand il commence, Marie n’a encore jamais vu Véronika.
Le simple fait d’affirmer avoir lu La maman et la putain pendant le courant de l’été 1971 est fou. Les seules personnes qui ont eu connaissance du texte avant qu’il soit terminé (à part Léaud et Lafont) sont, à partir de 1972, Jean-Pierre Ruh, l’ingénieur du son et Philippe Théaudière, le chef opérateur. Car tous les repérages de La maman et la putain ont été faits par Jean Eustache et Philippe Théaudière. La seule concession que Jean Eustache ait jamais faite au cinéma est d’avoir renoncé à Philippe Théaudière, en qui la production n’avait pas confiance.
L’Ami écrit que Jean Eustache ne dirigeait pas ses comédiens, qu’il ne leur parlait pas.
En novembre, décembre 71 et janvier 72, tous les dimanches, mon père et moi allions chez Bernadette Lafont où nous rejoignait Jean-Pierre Léaud. Ils envoyaient les enfants jouer ensemble, et mon père lisait à Bernadette et Jean-Pierre ce qu’il avait écrit pendant la semaine. Et ils passaient une partie de l’après-midi à en parler ensemble. L’Ami de Jean Eustache n’étant pas présent – et personne n’ayant cru utile de lui parler de ces entrevues – il en conclut qu’Eustache n’a jamais parlé du scénario à ses comédiens et ne les a donc jamais dirigés.
Si je comprends bien, dans la genèse de La maman et la putain telle que racontée par l’Ami, pratiquement tout est faux…
Il n’était pas là, aussi pour en parler il est bien obligé d’inventer. Pourquoi aurait-il été là ? Il n’avait jamais été assistant de Jean, n’avait jamais travaillé avec lui, et avant mars ou avril 1972, aucun assistant n’était nécessaire au projet. Peut-être se saluaient-ils quand ils se croisaient au cinéma.
Jean Eustache écrit le scénario d’un film de 5h (difficilement finançable) ; mais il a un ami (un vrai) qui a déjà travaillé avec lui : Jean-Pierre Ruh. Ruh connaît le monde de la production, et va monter le financement du film, trouver les co-producteurs ainsi que le producteur exécutif : Pierre Cottrell. Dont l’Ami dit qu’il est un ami de longue date de Jean Eustache. En réalité, Pierre et Jean se sont connus en 1961 et ont cessé tout contact à partir de 1963. Mon père refuse donc la proposition de Jean-Pierre Ruh. J’ignore comment Ruh a réussi à le convaincre, ni combien de temps ça a pris. Le fait est qu’il y est parvenu.
En fait, il n’y a jamais vraiment eu d’exégèse du film La maman et la putain.
Ni de ce film, ni des autres.
En revanche, ce film a suscité beaucoup de rumeurs infondées, de fantasmes.
Jean commence à écrire La maman et la putain le 17 septembre 1971, et la première projection a lieu le 1er septembre 1972, soit 49 semaines plus tard. Le tournage du film a coûté 200 000 F, hors salaires des comédiens qui n’étaient pas payés. À l’époque, non seulement mon père savait que ça avait coûté 200 000 F, mais Pierre Cottrell le racontait aussi. Je ne sais pas pourquoi cette somme, depuis une dizaine d’années, a changé, a augmenté. Le tournage a duré 7 semaines. Mon père a monté le film en un mois. L’Ami raconte que la première projection a lieu fin septembre 1972 (à croire qu’il n’y était pas !).
Ce jour-là, le 1er septembre, Catherine Garnier (le modèle de Marie) était là, la salle était pleine sauf une place à côté d’elle où elle n’a pas voulu que je m’assoie. Elle attendait mon père. Qui ne s’y assiéra pas car il ne s’asseyait jamais aux premières projections.
Il est dit (entre autre par l’Ami) qu’après cette projection, Catherine Garnier est rentrée chez elle et s’est suicidée… à cause du film.
Catherine Garnier – qui ne s’appelait ni Catherine, ni Garnier – adorait une personne : sa mère (transformée en père dans le livre de l’Ami). Sa mère avait un cancer et passait de plus en plus de temps à l’hôpital. Le tournage débute début juin et, le 28 juin, la mère de Catherine meurt. Pour Catherine, c’était la fin du monde. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle ait réussi à terminer le film – sur lequel elle était costumière, maquilleuse. Elle a réussi à tenir, a attendu la première projection et, deux jours après, le 3 septembre, s’est suicidée.
Affirmer que son suicide est dû au film, c’est signe qu’on ne connaissait pas Catherine… ni Jean. Mais pour les gens suffisamment stupides pour croire que le personnage de Marie est une victime, il est très tentant d’interpréter le suicide de son modèle comme une conséquence directe du film et, partant, du comportement de Jean Eustache.
Pour en arriver à l’aspect non autobiographique de La maman et la putain, certaines différences sont importantes. Par exemple, Alexandre ne parle que par citations (« qu’avec les mots des autres »). Jean Eustache ne parlait pas par citations (sauf à de rares moments dans une extrême connivence). Par exemple, pendant la nuit avec Véronika, les histoires du café et de la grenade lacrymogène sont des histoires de Jean-Noël Picq. Contrairement à Alexandre, Jean Eustache n’a jamais écrit d’articles sur les faits divers. Contrairement à Alexandre, Jean Eustache n’était pas oisif – entre 1965 et 1974, il a écrit quatre scénarios, a monté treize films et en a réalisé huit. Contrairement à Alexandre, il ne vivait pas chez Marie, rive gauche. Contrairement à Alexandre, il avait un « chez lui » (il vivait rue Nollet). Contrairement à Alexandre qui n’en a pas, Jean avait deux enfants. Jean Eustache livre une photographie fidèle de ce qui se passe autour de lui, mais Alexandre est une invention. Je connais même certaines personnes qui affirment qu’il s’agit de leur histoire à eux, et pas de celle de Jean Eustache. Autobiographique La maman et la putain ? Un homme qui couche avec deux femmes ? C’est arrivé à Jean Eustache… peut-être aussi à quelques autres, non ?
La seule image que je trouve, c’est celle du périscope d’un sous-marin. On voit tout le réel autour, mais jamais le sous-marin. On peut parier que 95 % du texte de Marie a vraiment été dit par celle qui ne s’appelait pas Catherine Garnier. On peut parier que 95 % du texte de Véronika a vraiment été prononcé par Marinka. (Les dialogues de Gilberte, c’est un peu plus compliqué car entre la séparation d’avec Gilberte et la rencontre de Véronika, il s’est déroulé plus d’un an.) On voit le contour, mais on ne voit pas Jean Eustache : on voit Alexandre.
Après le tournage, Cottrell trouve le film beaucoup trop long et vu son vécu orageux avec Eustache, il n’ose pas lui demander de couper. En douce il contacte une monteuse, Denise de Casabianca, à laquelle il demande de raccourcir, de couper. Elle fait son boulot, très peu, a du mal à trouver quoi couper. Jean Eustache découvre l’affaire, récupère les quelques chutes, et les recolle. Fin du travail de la monteuse. Quand j’ai demandé à Denise de Casabianca de me dire quand ça a eu lieu, elle m’a répondu : « Je n’ai pas trace de la date. La maman et la putain est sans doute le film pour lequel je suis le plus connue, mais je ne l’ai pas inscrit dans ma filmographie, puisque je n’ai pas fait le montage. » L’Ami, à propos de cette histoire, prétend que Cottrell adorait le film, qu’il ne voulait rien couper, et qu’on sent la présence, l’âme de Denise dans le montage final, un grand délire ! Jean Eustache a monté tous ses films.
L’Ami a aussi raconté qu’après Cannes, en 1973, il est allé entamer une conversation avec Jean Eustache, interné à la clinique psychiatrique de La Borde. Or Jean Eustache n’a pas été interné cette année-là et n’a jamais mis les pieds à La Borde, ni cette année-là, ni une autre, pas même pour une consultation. Je crois que toute personne qui a entamé une conversation avec Jean Eustache à l’hôpital de La Borde en 1973 peut, en 2017, y retourner la poursuivre.
L’Ami affirme que le premier titre était Du pain et des Rolls.
Pendant le tournage, pour une scène, on a eu besoin de la première page de France Soir. Le quotidien leur a répondu qu’il n’était pas question d’apparaître dans un film qui s’appelle La maman et la putain. Jean Eustache et Pierre Cottrell décident de réitérer la demande en changeant le titre, en l’intitulant maintenant : « Du pain et des Rolls »… Voilà, c’est tout, un titre de substitution purement conjoncturel inspiré par la lecture de l’écrivain Jacques Rigaut.
trop drole