[dropcap]I[/dropcap]l existe déjà bon nombre de bonnes biographies de William S. Burroughs. C’est pourquoi Casey Rae, spécialiste de l’industrie et de la critique musicale, a choisi de se pencher sur un aspect de la vie de l’écrivain qui a occupé une bonne partie de son existence : ses rapports avec la musique et les musiciens. Il s’est néanmoins autorisé à revenir sur les événements qui ont marqué la vie de Burroughs, à commencer par le meurtre accidentel de sa femme Joan Vollmer en 1951, qui malgré les apparences allait hanter l’auteur jusqu’à la fin de sa vie. On retrouve également une évocation de la Beat Generation à laquelle Burroughs est parfois assimilé, avec en particulier Allen Ginsberg, pour lequel Burroughs éprouvait une sorte de fascination amoureuse, et le poète Brion Gysin. Il s’attache également à faire comprendre ce que sont les fondations de l’œuvre de Burroughs : la notion de cutups et son obsession pour ce qu’il appelait Control. « Une partie intégrante du code source de l’humanité qui, selon William Burroughs, a été écrit sur nos systèmes charnels par un programmateur invisible et inconnu nommé Control. » La démarche du cutup – « une technique dans laquelle un texte, un film ou de l’audio, préexistants, sont découpés aléatoirement puis « recollés » pour donner un nouveau texte, ou un film, ou un son », explique Casey Rae – serait-elle l’ultime rempart contre l’oppression sociale, le « contrôle » ?
William Burroughs n’a sans doute pas cherché le statut de parrain du punk, mais il est cependant l’antihéros ultime, qui refusa de se laisser conditionner par les normes de l’establishment.Casey Rae
Casey Rae commence son voyage à travers la musique du XXe siècle par un chapitre intitulé « Nirvana à la dure », au cours duquel on apprend que William S. Burroughs a entretenu une relation avec Kurt Cobain, un garçon dont on peut affirmer qu’il a été toute sa vie sous l’influence de Control. En 1981, l’écrivain quitte New York pour s’installer à Lawrence, dans le Kansas, près de chez son ami et assistant James Grauerholz. Casey Rae explique qu’en 1993, Kurt Cobain voyait en William Burroughs « plus qu’un distributeur de sombres fragments de sagesse de camé. » L’auteur établit un parallèle intéressant entre Burroughs, « qui recevait volontiers les récompenses mais repoussait les sollicitations », et Cobain, « qui recherchait l’approbation du public tout en fuyant la célébrité ». La première collaboration entre les deux personnages, The « Priest » They Called Him, sort en 1993 sous la forme d’un picture disc présentant deux titres, associant les nappes de guitare de Cobain et les étranges déclamations de Burroughs, avec sa voix caractéristique, à mi-chemin entre le croassement et l’onomatopée.
The « Priest » They Called Him (Licences : [Merlin] Virtual Label LLC (au nom de William Burroughs Communications); Sony Music Publishing, ARESA, BMG Rights Management (US), LLC et 4 sociétés de gestion des droits musicaux)
Pourtant, les deux artistes ne se sont pas encore rencontrés : ils ont enregistré chacun leur partie, chacun chez soi. Il faudra attendre quelques mois pour que Cobain réponde à l’invitation de Burroughs et lui rende visite dans sa petite maison rouge de Lawrence. Ils passeront plusieurs heures ensemble, et Burroughs adressera ses vœux de 27e anniversaire à Cobain deux mois avant sa disparition tragique. Après la mort du musicien, Burroughs dira : « Ce dont je me souviens de lui, c’est la couleur grisâtre, cadavérique, de ses joues. Ce n’était pas tellement une manifestation de sa volonté de se tuer. Selon moi, il était déjà mort. » Cobain, de son côté, avait avoué que la lecture de Burroughs dans sa jeunesse l’avait incité à céder aux sirènes de la drogue.
Heureusement, tous les musiciens qui ont croisé Burroughs n’ont pas connu le même destin violent que Kurt Cobain. C’est un véritable Panthéon du rock que dresse Casey Rae, tout en analysant finement les relations des musiciens avec l’auteur et en déroulant devant nous les décennies de la deuxième moitié du XXe siècle. On voit ainsi défiler David Bowie, Jimmy Page avec qui Burroughs partageait une fascination pour l’occultisme, Bob Dylan, Tom Waits et bien d’autres encore. Le livre met en évidence des influences sur les Beatles et leur Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band, riche en « collages » et en juxtapositions très burroughsiennes. Il raconte aussi les nombreuses expériences que Burroughs mena grâce à un appareil magique : l’enregistreur à cassettes qui lui permet de mettre au point des « recettes » de cutups, dont certains résultats peuvent être découverts sur des albums, dont l’un est sorti sur le label de Throbbing Gristle. Genesis P. Orridge, chanteur-se du groupe noise anglais, fréquentera d’ailleurs longtemps William S. Burroughs avec qui iel partageait, comme Jimmy Page, un goût prononcé pour l’occultisme et, bien sûr, une approche audacieuse de thèmes provocateurs, violents, sexuels et relatifs à la drogue. Un défi permanent à la norme, une conscience forte de l’impact de « Control » : il était pratiquement inévitable que les deux artistes se rapprochent. Dès 1971, ils se rencontrent pour la première fois, et leur relation durera plusieurs dizaines d’années…
Une interview (en anglais) de Genesis P. Orridge où iel évoque longuement William Burroughs
Même si l’esprit chagrin peut regretter que ne soit jamais évoquée l’approche dadaïste du collage, même si certaines influences sur des groupes anglais comme Soft Machine, dont le nom même est emprunté à une œuvre de Burroughs, voire sur les premiers albums de Roxy Music, où le cutup influence à la fois les paroles et la musique, sont un peu oubliées, on « sort » de ce livre incroyable riche d’une nouvelle vision du rock, et imprégné de l’influence consciente ou inconsciente que Burroughs a exercée sur des créateurs aussi différents que possible, y compris sur le rap qui fait finalement un usage généreux du cutup. Ce livre-voyage paru dans l’excellente collection Rivages Rouge passionnera aussi bien les amateurs de littérature que les fans de musique.
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William S. Burroughs & le Rock’n’roll de Casey Rae
traduit par Alexis Nolent
Rivages Rouge, mai 2022
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Image bandeau : A. Craig Copetas with David Bowie and William S.Burroughs for the Rolling Stone interview – Photo de Terry O’Neil Wikimedia Commons