[dropcap]D[/dropcap]ans toute vie de passionné(e) de musique qui se respecte, certains disques s’imposent comme des jalons incontournables, des marqueurs temporels liés à des événements précis, dont l’écoute compulsive nous replonge dans des émotions et des sentiments que l’on pouvait croire enfouis dans les méandres de nos mémoires dissipées. D’autres, bien que plus rares, ont parfois accompagné certain(e)s d’entre nous sur plusieurs années voire plusieurs décennies, jusqu’à infiltrer notre existence tout entière.
En ce qui me concerne, il est absolument indubitable que Heaven Or Las Vegas, le sixième véritable album de la formation anglo-écossaise Cocteau Twins, appartient à cette dernière catégorie : de rencontres décisives en ruptures difficiles, de naissances réjouissantes en insurmontables pertes de proches, d’explosions de joie en introspections douloureuses, je peux véritablement affirmer que ce disque aura été, à sa sortie comme au cours des trente années qui ont suivi, une épaule musicale sur laquelle appuyer mes expériences de vie les plus marquantes, que ce soit dans l’allégresse la plus extatique comme dans la tristesse la plus inextricable.
Fondée à Grangemouth (Écosse) en 1979 par le guitariste Robin Guthrie et le bassiste Will Heggie, l’entité Cocteau Twins prendra son véritable essor dès l’année suivante avec l’intégration de la chanteuse Elizabeth Fraser. Si le nom du groupe trouve sa source dans le répertoire d’une formation de Glasgow alors méconnue (qui allait connaître la notoriété en se rebaptisant Simple Minds), ses débuts discographiques prendront la forme de Garlands, un premier album paru en 1982 sur le label indépendant londonien 4AD, qui s’avérera fortement marqué par l’influence tutélaire des gloires post-punk Siouxsie And The Banshees, entre guitares brûlantes, vocalises possédées et basses ombrageuses, toutes portées par la pulsation implacable d’une boîte à rythme qui restera typique de leur griffe durant les années à venir.
Loin d’être une simple signature de plus sur la structure du producteur Ivo Watts-Russell, les Cocteau Twins allaient par la suite largement contribuer à en définir l’esthétique globale, tant sur les plans musicaux que visuels, jusqu’à en devenir l’indiscutable figure de proue. Si le départ plus ou moins houleux d’Heggie laissera Fraser et Guthrie seuls aux commandes du plus cinématique Head Over Heels en 1983, l’arrivée au sein du combo du multi-instrumentiste anglais Simon Raymonde portera l’identité du groupe vers une singularité toute personnelle, comme en attesteront le maxi The Spangle Maker et, surtout, l’album Treasure qui, en 1984, posera les fondations d’une tendance stylistique lourde, ouvertement éthérée et abstraite, dont les ramifications animeront un pan entier de la musique britannique à venir.
Au travers d’élans lyriques tétanisants de beauté fugitive et de textes aussi ésotériques qu’opaques, où les mots semblent avoir été choisis pour leur sonorité évocatrice davantage que pour leur signification propre, la spécificité d’Elizabeth Fraser, au style unique et immédiatement identifiable, prendra alors toute son ampleur. En parallèle, ses acolytes ne seront pas en reste : les impressionnantes toiles sonores tissées par Robin Guthrie et Simon Raymonde, entre guitares alternativement vaporeuses et tranchantes, basses obsédantes et rythmiques hypnotiques, conféreront au son des Cocteau Twins un caractère à la fois accrocheur et irréel, comme s’ils s’appliquaient à transcender d’une trame musicale subliminale les flamboyances vertigineuses de leur chanteuse attitrée.
[dropcap]A[/dropcap]ptes à séduire un éventail de plus en plus large, des adeptes les plus romantiques du rock sépulcral des frondeurs américains de Christian Death jusqu’aux admirateurs les plus baroques des enivrantes fantaisies de la pionnière Kate Bush, les Cocteau Twins constitueront surtout l’un des trois piliers fondamentaux de la pop indépendante britannique d’alors, aux côtés des deux formations les plus emblématiques du Manchester de l’époque, à savoir The Smiths et New Order.
Cependant, alors que les premiers se distingueront par une intransigeance purement électro-acoustique nourrie par un verbe acerbe et tranchant, tandis que les seconds forgeront une association magique, à la fois fusionnelle et antagoniste, entre âme rock et corps électronique, les Cocteau Twins sembleront pour leur part proposer une troisième voie originale et audacieuse : aussi formellement intangible et insaisissable que profondément incarnée et bouleversante, leur musique prendra des couleurs de plus en plus impressionnistes et opiacées avec la sortie conjointe des maxis Tiny Dynamine et Echoes In A Shallow Bay qui, en septembre 1985, synthétiseront à merveille la quintessence de leur art précieux et inimitable, en dépit de la cohorte de suiveurs qui tenteront en vain d’en capturer l’indomptable secret de fabrication.
Au fil d’une évolution simultanément conséquente et infinitésimale, qui délaissera progressivement le caractère ombrageux de ses premières sorties pour s’ouvrir à des excursions sonores célestes et majestueuses, le groupe offrira avec une prescience remarquable de véritables lettres de noblesse aux futurs courants de la dream pop et du shoegaze, termes essentiellement journalistiques qui, restant encore à inventer, ne feront florès qu’au début de la décennie suivante, avec l’avènement de formations comme Slowdive ou Mazzy Star.
Pour l’heure, d’une collaboration fructueuse avec le pianiste ambient Harold Budd sous l’alias The Moon And The Melodies en 1986 jusqu’aux enluminures chatoyantes du climatique Blue Bell Knoll de 1988, un cinquième album accrocheur qui connaîtra un beau retentissement outre-Atlantique, les Cocteau Twins sembleront capables de concrétiser sur disque la moindre de leurs intuitions, de la plus insidieusement expérimentale à la plus ouvertement mélodique.
[dropcap]E[/dropcap]t pourtant, au delà de tous les défrichages sonores patiemment ou inconsciemment creusés par les Cocteau Twins, le stigmate le plus flagrant de leur influence sur la pop contemporaine demeure certainement le fait d’avoir démontré, sans en avoir l’air ni en tirer aucune fierté spécifique, qu’il était possible de créer une musique moderne aussi accessible que viscéralement émouvante, sans la contraindre à être clairement explicite ni même intelligible.
Alors que la portion de leur abondante discographie couvrant les années 80 suffirait amplement à démontrer cette évidence, l’illustration la plus frappante en sera malgré tout la sortie, le 17 septembre 1990, de l’album Heaven Or Las Vegas, qui parviendra à constituer simultanément le sommet artistique du groupe et son plus gros succès commercial. Conçu dans des circonstances pourtant éreintantes pour ses protagonistes sur le plan personnel, entre naissance, décès ou addictions diverses, ce long format dessinera une forme d’aboutissement idéal de leur démarche aventureuse autant qu’il leur imposera un cruel point de non-retour.
En effet, bien que l’ensemble des titres qui le composent prolongent l’univers éthéré de ses prédécesseurs, ce disque témoigne d’un équilibre rarissime, associant dans le même mouvement une éclaircie formelle apparemment radicale à leur puissance émotionnelle caractéristique, de l’ouverture élégante et prenante déployée par Cherry-Coloured Funk (du « funk couleur cerise », tout un programme), de spirales cotonneuses en circonvolutions ouatées, jusqu’à la conclusion épique et renversante de Frou-Frou Foxes In Midsummer Fires, entre claviers chatoyants et rythmique insistante.
Survolant les constructions à la fois savantes et déconcertantes de naturel de Robin Guthrie et Simon Raymonde, entre volutes de guitares traitées et basses rebondies et chaloupées, la voix pénétrante d’Elizabeth Fraser alterne avec une dextérité confondante couplets mélancoliques et refrains aériens, magnifiant chacun d’entre eux de contre-chants élégiaques : de la pulsation généreuse de Pitch The Baby à la langueur vénéneuse de Fifty-Fifty Clown, en passant par le tribalisme nacré du break ravageur portant le single Iceblink Luck, la symbiose entre les trois partenaires n’a jamais semblé aussi intense et évidente.
[dropcap]A[/dropcap]illeurs, dans la force évocatrice d’une fascinante chanson-titre à tiroirs comme dans la caresse à la fois voluptueuse et inquiète assénée par I Wear Your Ring, c’est une autre tendance qui se dessine : derrière un son à la fois ample et coloré comme jamais, Heaven Or Las Vegas ressemble à s’y méprendre à un troublant ruban de Möbius musical, dont l’homogénéité apparente et charmeuse masque une dichotomie ambivalente, entre exaltation jouissive et tristesse existentielle.
Si la dualité de son titre suggère une invitation à un choix radical, entre l’idéal fantasmé d’un paradis hypothétique et les lumières clinquantes d’une vitrine aguicheuse mais artificielle, l’album semble accepter la coexistence de ses propres contradictions avec un flegme stupéfiant : au travers de l’incandescence déguisée de Fotzepolitic, de la sensualité contagieuse qui habite le magnétique Wolf In The Breast ou du blues spectral et spleenétique irriguant le poignant Road, River And Rail, on croit reconnaître un équivalent sonore au fameux chat théorisé par le physicien Erwin Schrödinger qui, ni vivant ni mort mais occupant une infinité d’états intermédiaires, ne finit par se fixer sur l’un des deux extrêmes qu’au moment précis où on l’observe.
Par extension, Heaven Or Las Vegas s’avère être un album d’une telle générosité émotionnelle, fluide et intuitive, qu’elle permet à son auditeur, qu’il soit nouveau, occasionnel ou régulier, d’épouser les formes sonores invoquées en harmonie totale avec le moindre de ses états d’âme en cours : tel un miroir à mille nuances, il est tout à fait possible, à son écoute, d’y trouver tout ce que l’on y recherche, de la mélancolie la plus profonde à la joie la plus éclatante, voire les deux simultanément selon les circonstances environnantes. Plus pragmatiquement, pour les amateurs de post-punk bariolé et hypnotique comme de pop originalement accrocheuse, ce disque ne propose rien de moins qu’un orgasme auditif de trente-sept minutes.
Passé le cap fatidique de ce sommet irradiant de leur parcours jusqu’alors exemplaire, les Cocteau Twins se sépareront de leur label historique pour tenter l’aventure auprès de la structure plus conséquente de Fontana Records. La confirmation du triomphe esquissé par le succès de Heaven Or Las Vegas n’aura pourtant jamais lieu, malgré la réussite éclatante de l’incursion introspective aux saveurs plus acoustiques de Four-Calendar Café en 1993, ou la dignité remarquable du baroud d’honneur proposé par l’ultime Milk And Kisses de 1996.
Minés par les tensions internes et la désintégration patente du couple formé à la ville par Elizabeth Fraser et Robin Guthrie, les Cocteau Twins tireront leur révérence en 1997, laissant derrière eux une quinzaine d’années d’activité d’une richesse prodigieuse, qui auront autant séduit le génie pourpre de Prince que marqué de leur influence les embardées les plus évanescentes de The Cure, et dont on peut retrouver aujourd’hui les traces dans des tendances aussi diverses que la flamme étoilée de Beach House, la sensibilité exacerbée de The Weeknd ou la langueur crépusculaire de Cigarettes After Sex.
Pour commémorer le trentième anniversaire de la sortie de Heaven Or Las Vegas, cette œuvre maîtresse qui tient autant du disque charnière et fondateur que de l’énigmatique pierre philosophale, plutôt que de tenter de contacter Elizabeth Fraser ou Robin Guthrie, dont l’histoire personnelle me semble encore bien trop imbriquée dans celle des Cocteau Twins pour que l’évocation de cette dernière ne réveille en eux d’aigres souvenirs, j’ai préféré interroger la troisième pièce de cet intriguant triangle amoureux, le bassiste et producteur Simon Raymonde.
Membre crucial du groupe à partir de 1984 jusqu’à sa séparation douloureuse mais inévitable, cet homme véritablement charmant aura participé à l’élaboration de tous les disques de la période concernée (à l’exception notable de la parenthèse épurée du Victorialand de 1986, enregistré par Fraser et Guthrie seuls alors que leur compère était accaparé par son travail au sein du collectif This Mortal Coil). Unique maître d’œuvre du prestigieux label Bella Union depuis plus de vingt ans et musicien toujours actif au sein du duo Lost Horizons formé avec son vieil ami Richard Thomas (et dont un nouvel album, In Quiet Moments, est annoncé pour décembre prochain), Simon Raymonde me paraissait être la personne la mieux indiquée pour évoquer cette époque bouillonnante mais révolue avec le plus de recul et d’objectivité possible.
Cependant, avant même de lui poser la moindre question, je me doutais bien que si peu d’auditeurs sensibles étaient sortis indemnes de l’écoute de Heaven Or Las Vegas, il y avait fort à parier que les traces laissées par la gestation de ce dernier seraient tout de même encore bien présentes en lui, au même titre que chez ses acolytes d’antan. À la lumière de l’entretien sans fard, touchant et instructif, que Simon Raymonde a accepté de m’accorder, vous conviendrez sûrement que j’étais encore loin du compte.
INTERVIEW SIMON RAYMONDE
Au cours des quelques mois ayant précédé la conception de Heaven Or Las Vegas, la popularité des Cocteau Twins avait progressé de manière significative, particulièrement aux Etats-Unis où son prédécesseur Blue Bell Knoll avait rencontré un certain succès. Quel était l’état d’esprit au sein du groupe à cette époque ? Y avait-il une volonté de la part de votre trio d’aller dans une direction précise avec cet album-ci ?
Simon Raymonde : Nous avions alors pris la décision de quitter le studio que nous avions conçu nous-mêmes dans un quartier industriel du nord de Londres, où nous avions enregistré Blue Bell Knoll, pour aller travailler dans celui de Pete Townshend (cofondateur du mythique groupe The Who, ndlr) à Richmond. C’était un endroit magnifique, au bord d’une rivière, dans un cadre spacieux au charme assez huppé. L’ambiance y était vraiment pastorale et idyllique, mais pour plusieurs raisons, le groupe éprouvait alors beaucoup de difficultés à rester uni et concentré.
Il faut dire qu’Elizabeth venait tout juste de donner naissance à une ravissante petite fille et était donc, de manière fort logique, dans un état d’esprit, à la fois irréel et euphorique, qui l’amenait à investir tout son amour dans cette direction, tandis que Robin était encore très dépendant des drogues à ce moment-là, et que pour ma part, je tentais de gérer tous ces différents aspects de la meilleure façon que je pouvais.
C’est à cette même époque que mon propre père (le compositeur et arrangeur Ivor Raymonde, ndlr) est brutalement décédé et que ma femme est tombée enceinte. C’était donc une période de profonds bouleversements, au cours de laquelle nous avons traversé autant de moments divins que de grandes tourmentes. Pour nous, la musique était alors moins une façon d’échapper à cette réalité, ce qui serait le cas sur les deux albums suivants, qu’un moyen de l’affronter en lui opposant un reflet déformé.
Mais pour répondre plus précisément à ta question, il n’y avait ni plan ni stratégie à l’oeuvre de notre part. Nous adorions faire de la musique et expérimenter avec la matière sonore, et notre objectif tendait surtout vers cela : continuer à faire ce que nous aimions faire, et le cadre spacieux et tranquille de ce studio nous permettait d’avoir plus de temps et moins de pression pour pouvoir créer en paix. C’était tout du moins ce que nous croyions.
D’une manière globale, le son de Heaven Or Las Vegas dégage une vibration extrêmement chaleureuse, qui pourrait bien en faire l’album le plus groovy que vous ayez jamais sorti avec les Cocteau Twins, tout en maintenant cette mélancolie typique de la signature du groupe. La force des événements parfois dramatiques que vous avez tous les trois traversés sur un plan personnel vous a-t-elle incités à créer quelque chose qui ramènerait de la joie dans vos propres vies ?
Simon Raymonde : Étant donné la nature de notre processus créatif, tant en matière d’écriture que de composition, il n’y a jamais eu de volonté préméditée de notre part de faire quoi que ce soit d’aussi précis. Mais en effet, je suis persuadé qu’en réalité, d’une manière inconsciente, cette dimension a toujours été présente en nous. Robin et moi créions cette musique sans aucune préparation ni répétition, nous nous contentions littéralement de lancer l’enregistrement sur bande et nos improvisations venaient naturellement apporter la première pierre à ce qui allait devenir une chanson.
Il nous suffisait de lancer une séquence rythmique et de jouer par dessus sur des durées pouvant atteindre jusqu’à vingt ou trente minutes, jusqu’à ce que nous obtenions les germes d’une structure. Nous nous disions alors que si nous n’avions rien de satisfaisant à ce moment-là, il nous fallait recommencer en essayant autre chose. L’écriture spontanée et l’enregistrement systématique ont toujours constitué notre façon de faire, et pendant ce temps, Elizabeth était toujours dans les parages, dans ses quartiers ou dans les pièces adjacentes au studio, pouvant entendre des bouts ou des pans entiers de ce que nous faisions, et travaillait de son côté pour écrire ses propres idées et ses textes.
Lorsque nous parvenions à finaliser la version instrumentale d’un titre, elle nous rejoignait pour commencer à apposer ses propres contributions sur les nôtres, souvent en totale improvisation, comme ça, sur la magie de l’instant. Si nous étions véritablement en train de créer de la musique pour soigner nos âmes blessées, alors nous ne nous en rendions pas forcément compte. Si vous vous mettez à écrire ou composer de cette façon, c’est soit par réaction chimique à votre propre humeur, soit parce que votre esprit et votre corps improvisent eux-mêmes pour vous aider à tenir le coup. Nous ne préférions pas trop penser à tout ça, parce que nous savions que nous étions en train de faire quelque chose de vraiment spécial, et qu’il valait mieux ne pas l’analyser à outrance. Si on commence à trop se prendre la tête, on finit par détruire ce que l’on est en train de créer en persistant dans cette voie-là.
Vos lignes de basse sont bien plus souples voire élastiques sur cet album que sur les précédents disques des Cocteau Twins, tout en restant la force motrice de bien des titres qui le composent. Était-il intentionnel de votre part de tenter quelque chose de différent ou est-ce venu naturellement au cours du processus collectif que vous venez de me décrire ?
Simon Raymonde : Compte tenu du fait que nous avions un meilleur équipement et plus d’options possibles au cours du processus d’enregistrement, je pense qu’il est possible que j’aie bénéficié d’une plus grande liberté créative. Que ce soit en jouant de la basse, du piano ou de la guitare, je me sentais bien plus en confiance en tant que partie véritablement intégrante du groupe. Cela m’a probablement pris plusieurs années pour ressentir cela, vu que j’étais le dernier arrivé, le seul à ne pas être écossais, et le troisième membre d’un trio dont les deux autres formaient un couple (rires).
Au cours de la réalisation de ce disque, je me suis véritablement mis à prendre plaisir à la fluidité de notre relation et, surtout, à apprécier qu’elle soit si peu rigide : lorsque n’importe lequel d’entre nous avait envie de prendre en main quelque chose pour lancer une nouvelle piste, ou d’ajouter une partie à une idée préexistante, c’était dans la majeure partie des cas très bien accueilli par les autres. Je pense que si nous avions continué dans une veine d’accords tristes et le style d’écriture qui va avec, cela ne m’aurait pas intéressé. Je suppose que j’avais déjà largement épuisé ce sillon sur les disques précédents, mais je crois aussi que Blue Bell Knoll avait déjà beaucoup de moments qui s’inscrivaient dans une veine plus ouverte, presque dub sur certains titres.
Pour être honnête, je pense même que les rythmiques des Cocteau Twins ont toujours été funky, même si les mélodies elles-mêmes étaient tout sauf ça. Peut-être étions-nous juste devenus meilleurs dans ce que nous faisions, et peut-être que cela s’est manifesté de la meilleure façon possible au travers des dix chansons qui composent Heaven Or Las Vegas, plus que n’importe où ailleurs. Même si, bien évidemment, je n’en ai aucune certitude.
Au delà de ses qualités musicales évidentes, je connais énormément de personnes qui éprouvent de façon viscérale un attachement émotionnel particulier envers ce disque précis. Comprenez-vous pourquoi et ressentez-vous la même chose ?
Simon Raymonde : Il pourrait y avoir une multitude de raisons pour expliquer cela, mais en ce qui me concerne, je pense que c’est un album au son vraiment unique, qui porte en son cœur des thématiques aussi universelles et extrêmes que la naissance, la vie et la mort, et tous les sentiments intermédiaires qui nous ont profondément influencés tous les trois, de manières totalement différentes et à des moments spécifiquement particuliers. Je crois que c’est la synthèse de toutes ces expériences, et de leurs expressions à travers nos personnes, qui a donné à cet album son caractère spécial : une certaine partie en est ouvertement euphorique et l’autre tragiquement triste.
Les albums sont souvent les testaments d’une époque précise, avec un concept et un ton particuliers, et peut-être que celui-ci nous connecte tous à cause de la profondeur des sentiments qui l’ont vu naître. Cela dit, j’espère sincèrement que les groupes qui sortent des disques n’ont pas tous vécu les mêmes épreuves émotionnelles que nous avons traversées en concevant celui-ci ! (sourire)
Heaven Or Las Vegas allait être l’ultime album que le groupe sortirait sur son label historique 4AD, avant de partir sur Fontana, une division de la compagnie Mercury Records. Avec le recul, pensez-vous que les choses auraient pu se dérouler différemment ?
Simon Raymonde : C’est possible, mais ça n’a plus aucune importance maintenant. Nous avions alors pris toutes les bonnes décisions pour les bonnes raisons à l’époque, même si, avec le recul, nous ne referions peut-être pas exactement les mêmes choses. Il était absolument certain que nous avions besoin de quitter 4AD, nous n’avons vraiment aucun regret à avoir là-dessus. Mais je m’efforce toujours, malgré tout, de penser le plus positivement possible à toutes nos années passées chez eux, y compris les toutes dernières, au cours desquelles l’atmosphère était devenue franchement pénible, jusqu’à atteindre l’insupportable.
D’une manière globale, trente ans après sa sortie initiale, quel rapport entretenez-vous avec cet album aujourd’hui, tant sur un plan artistique que personnel ?
Simon Raymonde : Je suis intimement convaincu que c’est un disque absolument fantastique. Toutes ces années après, je suis toujours aussi ravi d’avoir été en mesure de concevoir cette musique avec Elizabeth et Robin. Je crois qu’il sonne toujours aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque, si ce n’est même davantage encore ! Et je ne pense vraiment pas que l’on puisse dire ça de tous les disques existants.
C’est un album qui, lorsque je l’écoute de nos jours, a une résonance émotionnelle très profonde pour moi, à cause d’absolument tout ce qui s’est passé autour : ce qu’il est advenu du groupe par la suite, la remontée de tous ces souvenirs, bons comme mauvais, et surtout le fait d’être toujours aussi épaté par ce que nous avons été capables de réaliser alors. Il me rappelle mon père, mon premier mariage, mes enfants, le temps passé à écrire de la musique avec Robin, le véritable plaisir que nous éprouvions à le faire, malgré les problèmes liés à la drogue, et à quel point il est toujours aussi fantastique d’entendre Elizabeth chanter.
Cela me rend parfois triste de savoir que nous ne vivrons plus jamais de tels moments tous les trois ensemble. Mais ça ne dure pas longtemps. Je ne m’appesantis jamais trop là-dessus au-delà d’une durée raisonnable : je suis de toutes façons bien trop heureux et occupé, avec ma propre carrière et ma vie privée, pour passer trop de temps à me morfondre sur le passé.
Il n’empêche que pour moi, le fait de savoir qu’il est toujours possible que les nouvelles générations puissent entendre parler de ce disque pour la première fois, et le découvrir comme s’il venait tout juste de sortir, est un sentiment extraordinaire. Et c’est aussi ce qui peut très facilement expliquer pourquoi la musique est une forme d’art si cruciale dans nos vies, à toutes et tous.
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Cocteau Twins – Heaven Or Las Vegas
Sortie initiale le lundi 17 septembre 1990, disponible en CD, vinyle et digital via le label 4AD.
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Crédit image à la une : © Paul West / Andy Rumball pour Form.
Un immense merci à David Jégou pour son inépuisable carnet d’adresses, à Jean-Philippe Aline de Beggars Group et, last but not least, à Simon Raymonde pour son temps et ses réponses passionnantes.
Je dédie cet article à Bruno Gruel (merci pour le chocolat) et Axelle Zucker (merci pour le vin blanc).
Merci French Godgiven pour la chronique et l’interview !
Quel album fantastique que ce Heaven or las vegas. Quel plaisir de se replonger dedans. Plaisir, nostalgie aussi d’une époque lointaine et perdue.