[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l est d’usage de dire que dans chaque famille, il y a un secret. Tout le monde s’accordera là-dessus. La plupart du temps, on préfère ne pas remuer la merde et garder ses œillères. En lisant le livre de Pascal Herlem dans lequel il raconte la lobotomie qu’a subi sa sœur à l’âge de quatorze ans – en 1952 soit deux ans avant que cette pratique ne soit interdite – j’ai pensé à toi. Non pas que tu aies été lobotomisé. Ce qui me frappe tant dans ce livre est le personnage de la mère, peut-être bien plus folle que sa fille. Elle est reine en son monde et ne supporte pas que quelque élément lui échappe. Sa fille lui échappe. Totalement. À tout contrôle. Elle fera tout pour l’éloigner d’elle et du reste de la famille, en y mettant les moyens nécessaires.
Tu n’as pas été lobotomisé. Tu as 63 ans et tu vis encore chez tes parents, que tu n’as jamais quittés sinon brièvement dans ta jeunesse où tu as été en pension et hospitalisé sur une courte durée. Je n’ai jamais vraiment compris de quel mal tu avais été atteint, tu étais faible, chétif, fragile des poumons je crois. Ta mère a donc décidé de te garder près d’elle, et la situation n’a pas changé. Tu n’as pas ton permis de conduire, je ne t’ai jamais connu avec un emploi quelconque. Il me semble que tu as fait des études d’histoire, tu es immensément instruit et passes ta vie dans les livres. Tu as des notions d’allemand, de polonais, de russe, tu as une bonne élocution, tu es grand, tu es mince, tu aurais pu être beau. Je crois que tu touches, comme seul revenu, une pension d’invalidité. Tu t’es intéressé il y a quelques années déjà, quand Internet a fait irruption dans ton foyer, à la généalogie et à la pratique de Photoshop. Deux disciplines qui ne sont pas si éloignées, tu passes des heures à retoucher les photos de tes ancêtres que tu récoltes ici et là. Que fais-tu là-haut, dans ta chambre, où tes parents ne mettent jamais les pieds ? Tu me dis que tu écris tes mémoires, ou les mémoires de la famille. Qu’a-t-on à dire dans ses mémoires lorsque l’on a jamais travaillé, eu de compagne, de femme, d’enfants, voyagé… C’est pour moi un immense mystère que je n’ose aborder avec toi.
Tu es colérique, parfois méprisant, réactionnaire, tes idées politiques sont à des années-lumière des miennes, et s’engager sur ce terrain avec toi peut me donner la nausée. J’aimerais pourtant comprendre qui tu es, pourquoi tu n’es pas devenu l’homme que tu aurais pu devenir. Je pense alors à tes deux frères aînés qui n’ont jamais eu d’enfants eux non plus. Seule ta petite sœur en a eu, deux. Comment quatre enfants nés dans les années 40 à 50, bien portants, intelligents, curieux, bien éduqués, n’ont donné que deux enfants ? Y a-t-il quelque chose à creuser auprès de votre mère (ou de votre père) ?
Certains livres vous ouvrent une porte que l’on a jamais osé franchir. L’écrivain allume les lumières, ou juste quelques bougies pour nous montrer un chemin, à nous de les suivre ou de souffler dessus pour les éteindre et retourner dans l’obscurité. Je ne sais pas encore quel choix je vais faire, mais j’ai ma petite idée.
Je ne sais pas si tu t’es déjà dit J’sais pas quoi faire de mon corps, mais je suppose que oui.
À demain.
La sœur, de Pascal Herlem, chez L’Arbalète / Gallimard.