Le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis met de nouveau en lumière l’horreur de la seconde guerre mondiale, ses usines à mort et ses plus basses turpitudes. Pour cette séquence mémorielle, Addict-culture choisit de partager avec vous trois ouvrages aussi instructifs que marquants : Les mémoires de la Shoah (Dupuis), de Théa Rojzman et Tamia Baudouin, une bande-dessinée adaptée des reportages de la journaliste Annick Cojean ; Enfant de salaud (Futuropolis) de Sébastien Gnaedig et Isabelle Merlet, d’après le roman de Sorj Chalandon ; Vous n’aurez pas les enfants (Glénat) de Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez, d’après le livre de l’historienne Valérie Portheret.
Les mémoires de la Shoah de Théa Rojzman et Tamia Baudouin – Dupuis – Janvier 2025

Lauréate du Prix Albert-Londres, qui récompense les meilleurs grands reporters francophones, Annick Cojean voit ses reportages adaptés pour la 2e fois aux Éditions Dupuis et avec leur label Aire libre. En effet, après Sur le front de Corée, voici Les mémoires de la Shoah ou comment revenir sur les pas de l’indicible et des souvenirs martyrisés par un silence de plomb.
Car comme souvent après être passées par l’horreur d’une guerre ou d’une extermination, les victimes ne sont pas nécessairement appelées à témoigner, à s’exprimer.
Pour certaines, la douleur est trop vive. Pour d’autres, qui souhaiteraient qu’on leur prête une oreille attentive, histoire de témoigner pour l’Histoire, elles se voient opposer une fin de non-recevoir. Une manière pour celles et ceux qui refusent de braquer une lumière crue sur des événements tragiques, de se protéger du pire ou de laisser le présent dominer le passé, quitte à faire entrer dans les esprits, au fil du temps, une forme de déni de ce qui a pu se produire.
C’est de ce terreau que se sont nourris les reportages d’Annick Cojean, menés tout au long de l’hiver 1995. Avec en ligne de mire, cette question lancinante : que faire de ce précieux savoir sur les camps nazis, emmuré au fin fond de l’âme humaine de quelques victimes encore en âge de parler ?
Pour tenter d’y répondre, la BD part sur les traces de plusieurs victimes, racontant leur traumatisme, leur déchirement d’avec leur famille, la manière dont elles se sont ou non reconstruites. Elle témoigne aussi des rencontres qui ont été organisées entre des enfants de victimes et des enfants de grands criminels nazis, à l’université allemand de Wuppertal. Expérience aussi incroyable que fascinante et partie parmi les plus intéressantes de l’ouvrage.
Drapée dans un jeu de couleurs très fort et habillée de cases figurant à maintes reprises une forêt labyrinthique, la BD prend par ailleurs des airs du peintre expressionniste Munch pour se fondre dans une réalité que nous avons néanmoins du mal à réaliser. D’où la nécessité de ce devoir de mémoire.
Enfant de salaud de Sébastien Gnaedig et Isabelle Merlet – Futuropolis – Janvier 2025
D’un prix Albert-Londres à un autre, il n’y a qu’un pas ! En 1988, Sorj Chalandon le reçoit pour la couverture du procès de Klaus Barbie. Dans Enfant de salaud, il en est beaucoup question, puisque nous suivons jour après jour son évolution et le déni total dans lequel s’enfonce l’ancien Nazi, invoquant sa nationalité bolivienne pour échapper à la justice française. Triste défense, exacerbée par les propos jamais en demi-teinte de l’avocat Jacques Vergès.
Mais en réalité, ce n’est pas le sujet principal de la BD. Le sujet central et principal n’est autre que le père de Sorj Chalandon lui-même, qui assiste au procès Barbie et dont on découvre le parcours mouvementé dans les rangs des criminels nazis. Dans ce contexte, il n’est assurément pas facile d’être le fils de.
Alors Chalandon cherche à détricoter les mensonges, à restituer le fil de l’histoire et ses différents enchevêtrements. Il ne veut plus se laisser abuser par ce père qui a mené tout le monde en bateau et qui dit avoir fait plusieurs guerres. Chalandon veut hurler sa rage et son désespoir.
Là où le livre nous touche plus particulièrement, c’est quand il aborde la dimension unique de la filiation. Car certes, il n’est pas facile d’être le fils de. Mais c’est un fait d’être le fils de quelqu’un. Et là-dedans, il y a toujours une part d’humanité, pour ne pas nécessairement pardonner mais au moins comprendre. Rien que de ce point de vue, Enfant de salaud est une BD d’un grand intérêt et d’une grande sensibilité.

Vous n’aurez pas les enfants d’Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez – Glénat- Mars 2025

En ce mois d’août 1942, dans la région de Lyon, le gouvernement de Vichy s’apprête à livrer aux Nazis des Juifs étrangers de la zone libre. Parmi eux figurent des enfants. Une centaine sera sauvée du camp de Vénissieux, 108 très exactement, grâce à la mobilisation d’un homme d’église et de plusieurs résistants et citoyens.
La bande-dessinée raconte cet exploit, construit autour d’une arnaque à l’Administration, si tatillonne qu’elle finit par être prise à son propre piège. Un peu à la manière d’un film, les personnages font l’objet d’une présentation à part, situant leur rôle et leur responsabilité dans l’affaire.
Il y a ceux qui agissent en héros, comme l’abbé Glasberg ou le médecin du camp. Et puis il y a les autres, à l’image du chef de la division de Police de bureau des étrangers du Rhône à Vichy. D’un simple coup de tampon, appliquant les ordres à la lettre et avec le sentiment du devoir accompli, il décide d’une exemption pour untel et d’une déportation par le train suivant pour tel autre. Terrible et affligeant.
C’est ce que l’on ressent en lisant les 152 pages de l’ouvrage. Et que dire de ce choix, que de nombreux parents ont eu à faire, dans la nuit du 28 au 29 août 1942 : se séparer de leurs enfants pour leur permettre de s’échapper et tenter de les sauver ou refuser la séparation, émotionnellement trop forte dans l’instant mais synonyme de destin tragique dans les camps…
Ce sauvetage incroyable, l’historienne Valérie Portheret l’a porté dans un récit documenté plein de souffle. La bande-dessinée lui donne un nouvel élan, qui n’est pas sans rappeler le film Une vie de James Hawes, qui témoigne lui aussi d’une mobilisation sans faille pour éviter à des enfants juifs une mort certaine.