Depuis L’enfant éternel paru en 1997, Philippe Forest écrit toujours, « même quand il semble parler d’autre chose », une seule et même histoire, celle de la mort de sa fille unique, emportée par un cancer à l’âge de quatre ans. C’est lui qui le proclame le premier et le répète à loisir, particulièrement dans ce dernier opus, Et personne ne sait, sorti en cette rentrée d’Hiver chez Gallimard. Alors pourquoi lirions-nous ce volume additionnel si, comme moi, vous avez lu tous les ouvrages de l’auteur, ou même seulement quelques-uns ? La raison est assez simple, parce que Philippe Forest est un écrivain qui fait de la Littérature avec un grand L, bien qu’assez éloignée des standards actuels le reconnaît-il. Alors ce serait quoi cette grande littérature ? Et bien quelque chose de très simple dit-il, écrire « l’histoire la plus simple, […] l’histoire parfaite »; celle qui pourrait ni plus ni moins dire le monde, attraper le réel, saisir ce qui est advenu au travers d’une forme qui, par essence et comme tout art, ne fait malheureusement que représenter et par là-même se confronter à un échec quasi ontologique, essayant de montrer ou de dire ce qui par construction restera absent de l’œuvre.
« Depuis longtemps, depuis toujours, je cherche l’histoire la plus simple. Celle que j’appelle: l’histoire parfaite. Bien sûr, j’échoue. Plus je la cherche et plus elle m’échappe. Chaque fois que je la raconte, j’ai l’impression que je m’en éloigne davantage. Je me dis que je ne la trouverai jamais. Parfois je pense au contraire que chaque fois que je m’en rapproche. Et qu’il me suffirait d’un peu de chance, d’obstination ou de talent pour que je la tienne. C’est pourquoi, en dépit de tout, et même s’il m’arrive d’y croire de moins en moins, je continue. De cette histoire, je possède seulement une idée très vague. Nul ne sait qui l’a inventée et chacun s’imagine en être l’auteur. Elle parle de tout et de rien, de personne ou bien de chacun. Quiconque la lit y retrouve la sienne. Mais sous une forme telle qu’elle ne lui appartient plus, qu’elle n’appartient plus à personne. Et nul ne sait ce qu’elle signifie. »
─ Philippe Forest, Et personne ne sait
Et c’est sans doute pourquoi les artistes sont si présents dans les livres de Forest, comme dans Sarinagara par exemple ou le magnifique — et mon second préféré après l’indépassable Chat de Schrödinger— Je reste roi de mes chagrins. Pour Et personne ne sait, Philippe Forest nous entraine malicieusement dans un livre qu’on pourrait comparer à un de ces palais des glaces des fêtes foraines de notre enfance, et dans lequel il vous sera bien difficile de distinguer, au fil de la lecture, le reflet du réel, voire le reflet du reflet du réel ou pire encore. L’artiste du premier fil narratif que l’auteur dévide pour nous s’appelle Eben Adams et il peint inlassablement des paysages identiques, des paysages dont il semble être le seul à se souvenir. Compte tenu de ce qu’est le marché de l’art, ses toiles se vendent mal, très mal conduisant l’artiste dans un bad mood, une sorte d’hiver existentiel. Mais pas de conclusion hâtive à ce tragique destin, car l’auteur ( le vrai) nous révèle rapidement que cet artiste n’est en fait qu’un artiste de papier puisqu’il est un personnage de roman, un roman que Forest aurait lu dans sa jeunesse, ou plutôt, mais ce dernier n’est plus sûr finalement de rien, un roman dont a été tiré un film éponyme, Le portrait de Jennie, qu’il aurait vu il y a longtemps, s’abreuvant ainsi d’images initiales antérieures, elles-mêmes reflets d’autres images, et ainsi à l’infini…
Autre reflet du monde, voici le petit Edward Starr, fils récemment disparu de Nathan, qui apparaît au centre du tableau The Children of Nathan Starr que Philippe Forest nous emmène voir, entre autres, au Metropolitan Museum of Art de New-York, au cours d’une balade picturale qui constitue la seconde trame narrative du livre. Au centre de cette toile où la mère, les frères et la sœur du petit garçon sont également représentés, le travail du peintre, Ambrose Andrews consiste à faire se manifester ce qui ne peut être peint et que le langage symbolique utilisé pour signifier la disparition ne fait qu’évoquer imperfectiblement, l’absence insupportable du fils disparu. Alternant avec l’histoire du peintre de fiction, les peintres réels se succèdent au cours d’une promenade muséale où des haltes successives permettent à Philippe Forest de nous mettre en arrêt et en observation devant des toiles qui tentent de faire revenir à nous, sous forme d’images, des bribes, des éclats, des fulgurances de ce que nous avons perdu.
Mais dans la vie d’Eben Adams et du film qui en raconte l’histoire, va enfin survenir Jennie, une petite fille qui lui apparaît dans le parc puis s’enfuit tel un songe. Au fil des apparitions de celle-ci, le peintre voit le personnage passer par tous les âges de la vie et son unique ambition devient alors d’en faire l’insaisissable et pourtant indispensable portrait. Alors qu’il peignait précédemment du vide pensant faire surgir ce que les autres ne voyaient pas le voilà désormais occupé à représenter une personne que lui seul aurait vue, et encore, est-ce si certain …?
« En un sens, pourtant, Adams invente bel et bien Jennie. Puisqu’il la peint. Il profite des rares passages de la jeune fille pour la faire poser brièvement devant lui. C’est lui qui fixe sur son papier, sur sa toile les visages successifs qu’elle lui présente, chacun de ces visages nouveaux l’obligeant à reprendre, à corriger le précédent. Le portrait, le portrait de Jennie s’adapte aux transformations de la jeune fille. À moins que ce ne soit l’inverse. La jeune fille acquiert l’apparence qu’à mesure le peintre lui confère. Elle se modèle selon son souhait, se transforme d’après son désir. Elle grandit à sa convenance. Elle prend les traits qui lui plaisent, qui lui plaisent puisque c’est lui qui les lui donne. Et, finalement, elle n’existe plus que selon l’idée qu’il s’en fait. Le rapport se renverse. On croit que les images imitent la réalité qu’elles produisent. Alors que c’est l’inverse. La réalité imite l’image que l’on en tire. »
─ Philippe Forest, Et personne ne sait
Toute production artistique
est sans doute la manifestation
de ce qui manque au monde,
de ce qu’on tente
de faire apparaître.
Si vous acceptez de jouer le jeu un peu taquin auquel Philippe Forest nous convie dans Et personne ne sait, vous en sortirez amplement récompensé par une stimulante réflexion sur le pouvoir des images et sur les rapports qu’entretiennent fiction et réalité. Dans un précédent essai, Après tout, il déclarait déjà que la littérature, l’écriture agissaient telles nos mémoires et transformaient en souvenir ce qui fût réalité. C’est ce processus de « fictionnalisation » qu’il nous invite à toucher du doigt, cette fois au travers d’une sorte de conte de Noël comme il les affectionne, afin de nous aider à percevoir que toute production artistique est sans doute la manifestation de ce qui manque au monde, de ce qu’on tente de faire apparaître ou souvent ré-apparaître. L’ambition des personnages, fictifs ou réels qu’il fait défiler pour nous ici, n’est pas autre. Elle est également l’expérience de tout lecteur ou de toute personne qui se confrontera à une oeuvre. Chacun n’a en fait qu’une seule et unique attente, faire surgir du vide ce qui n’est plus, rendre présent ce qui est d’ores et déjà passé, écrire et réécrire à l’infini le palimpseste du monde.
Mais si des choses surgissent, il se pourrait fort bien que chaque réponse ne soit finalement qu’une nouvelle énigme car, et c’est la conclusion de Philippe Forest, ce qu’est le monde, personne ne le sait!

Et Personne ne sait de Philippe Forest
Gallimard, 9 janvier 2025