[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#58a36b »]H[/mks_dropcap]ier soir, aiguillé par l’actualité, Olivier Guez a reçu le prix Renaudot pour son livre, je m’en saisis.
Le titre en est impressionnant, intimidant, La Disparition de Josef Mengele. On n’est jamais vraiment sûrs de vouloir passer le temps d’un roman avec un tel personnage. Je l’avais depuis un moment, il dormait dans ma pile. J’y jette un œil opportuniste en me disant qu’il serait bien de savoir de quoi on parle. Et il me happe. À minuit j’y suis encore. J’ai du mal à le poser et j’ai du mal à éteindre la lumière et à me rendre au sommeil.
La critique pourrait s’arrêter là. Lisez-le, c’est passionnant, fascinant, haletant et singulièrement glaçant.
De Josef Mengele, on connaissait la figure terrifiante qu’il fut à Auschwitz, sans doute l’incarnation du mal la plus absolue. Il était une personnalité importante pour la science du Troisième Reich. Médecin du camp, il sélectionnait les prisonniers avec entrain, notamment les jumeaux, pour étudier la génétique, son domaine de prédilection. Il faisait des tests sur eux, les disséquait, en vue d’élaborer une race pure. C’est sûrement la part la plus perverse du nazisme : il a poussé dans la démence et le délire d’une manière méthodique, presque scientifique et administrative. Ce dévoiement total de la raison au service de l’abject. On sait tout cela. C’est documenté, on l’a vu dans des livres et des films, cette réputation noire d’«Ange de la mort» que Mengele a acquise. Mais qu’advint-il de lui ensuite ? Comment a-t-il disparu ?
Et c’est là que le roman commence. Car ce qui s’est passé ensuite est nettement plus méconnu. La fuite des nazis en Amérique du Sud, les espoirs qu’ils nourrissaient, notamment dans l’Argentine de Peron, d’une guerre froide qui tournerait mal et permettrait un retour, l’impunité dans laquelle ils évoluaient dans les années 50, au grand jour, parfois même retrouvant des postes à responsabilités.
Mengele change d’abord de nom, se fait appeler Gregor. Mais l’Argentine leur est alors hospitalière et bientôt, les anciens dignitaires nazis ne s’embarrassent plus de leur couverture. Ils collaborent à des journaux, certains même comme Eichmann, sont avides de reprendre la parole et de faire reconnaître la valeur de leur travail avec un aplomb effarant. On prie pour que la guerre de Corée s’enlise et on profite d’une vie de notable, respectable sous un régime complaisant (Peron avait notamment une grande admiration pour Mussolini). Pendant un temps, ils semblent à l’abri de toutes conséquences et de tout châtiment.
C’est cette impunité qui est d’abord spectaculaire, ce sentiment de sécurité retrouvée. La famille de Mengele est influente en Allemagne, de grands industriels (dans le matériel agricole) qui lui permettent d’échapper dans un premier temps à toutes les pressions et à tous les soupçons. La communauté allemande en exil est de plus organisée.
Pendant un moment assez long, on leur permet l’oubli, jusqu’à la prise de conscience que fut notamment Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (en 1956). Le monde se rend alors compte de l’ampleur du désastre. L’oubli ou le pardon ne seraient pas tolérables. Et surtout que les criminels responsables ne se sont pas amendés de leurs agissements, et sont loin de faire acte de contrition.
La plupart se retranchent derrière leur fonction et les ordres qu’ils suivaient. Mengele a voulu profiter d’une opportunité scientifique exceptionnelle. Il avait une source inépuisable de cobayes à sa disposition, et ne s’est jamais questionné sur la portée morale de sa tâche. Il s’y consacrait avec enthousiasme.
Ce qui frappe dans le roman de Guez, c’est cette inconséquence du personnage. Son narcissisme. Les ambitions qui ont gouverné sa vie, son égo, supérieur à tout. Jamais on ne le quitte vraiment. On est au plus proche de lui. De ce qu’il vit et des gens qu’il rencontre.
Le rythme est trépidant, prenant. Et on voit sa manière d’oublier, de hausser les épaules, de continuer dans un premier temps. Presque surpris d’être si peu inquiété. Goûtant à une douceur de vivre étrange. Continuant bien après la guerre de croire à la légitimité de sa cause. Cette persistance dans l’aveuglement est spectaculaire. Et une mauvaise foi, une complaisance profondément humaines aussi.
J’ai songé à Hannah Arendt, et à sa peinture de la banalité du mal quand elle évoquait Eichmann. Dans ce roman, il y a aussi cette dimension-là. Cet homme, coupable d’actes innommables, est le fruit de passions courantes : la volonté de reconnaissance, de gloire. Pas l’ombre d’un remords. Il aimait son travail et n’avait peur que d’être capturé, pas celle d’être confronté à ses fautes.
Et on frémit, lorsqu’au milieu du roman, par les mots de ce malheureux (son « bistouri ») qui dut l’assister à Auschwitz, on connaît l’ampleur de ses méfaits, de sa perversité scientifique poussée à bout. Ces images et ces pages terribles qui vous plongent dans une profonde stupeur. Des choses inimaginables et cauchemardesques qui vous hantent et font basculer totalement votre lecture. On ne peut plus fuir l’évidence de l’horreur.
Et lui aussi bascule, au moment où Eichmann est rattrapé, enlevé pour être jugé en Israël. Lui fuit. Quitte la vie dorée qu’il s’était faite en Argentine, et tombe dans une paranoïa permanente. Il se réfugie au Paraguay et au Brésil. Mais bientôt, et d’une manière inouïe, la pression autour de lui va se relâcher. Et le temps va passer, le faisant passer parfois pour un méchant insaisissable et légendaire. Et jamais, jusqu’à sa mort mystérieuse en 1979, cet homme ne sera rattrapé et n’aura à répondre de ses actes.
On connaît assez peu en vérité toutes les hésitations à poursuivre les criminels de guerre après le procès de Nuremberg, les embarras de l’Allemagne et les atermoiements du Mossad. Ce qui frappe d’abord dans la « disparition » de ce personnage, c’est aussi cette volonté d’oubli qui était à peu près aussi forte que le devoir de mémoire. On a laissé, pendant un temps, les criminels fuir pour ne pas raviver le traumatisme collectif. Et c’est finalement toujours ce qui menace quand on évoque le nazisme, cette volonté de nier, de détourner le regard.
L’insouciance, la tranquillité de Mengele au début du roman, qui reprend une affaire et a une activité florissante, est assez estomaquante. Et cela vous colle aux mots d’Olivier Guez comme à une stupeur. Il suit les pensées de Mengele. On est forcé d’épouser son point de vue. On a le sentiment, au fur et à mesure que l’histoire avance, que les souvenirs qu’il fuit se précisent et l’assaillent.
Parfois, on a des témoignages extérieurs, et leur effet est glaçant. L’étau se resserre autour de lui au fur et à mesure qu’on sort de l’amnésie, de l’amnistie relative dans laquelle il a vécu d’abord. Au fur et à mesure que le temps passe, sa prudence va se transformer en peur. Et même s’il n’est pas pris, elle va accompagner chacun de ses actes.
En s’emparant de cette histoire, moins connue, plus secrète et plus obscure, retrouvant la trace d’un passé refoulé, attisant le souvenir d’un homme qu’on aimerait pouvoir oublier, l’auteur rappelle surtout le pouvoir de la littérature, capable d’éclairer les zones d’ombre, de donner à entendre les intériorités les plus infréquentables.
Loin de la froideur d’un ouvrage purement historique, on plonge au cœur de ces ténèbres-là. Et, à les contempler, on s’aperçoit que facilement, on les contient comme des cauchemars insoupçonnés. La meilleure façon de combattre les démons, les monstres, c’est aussi de prendre le temps de les reconnaître, de ne pas les rejeter dans tout ce qu’il est préférable de taire ou d’ignorer. Il est des pages qu’il importe de ne pas tourner trop vite. Et des regards qu’il est important de ne pas baisser.
Ce roman permet de comprendre les non-dits qui, bien souvent, ont forgé la seconde moitié du vingtième siècle. On épouse la trajectoire d’un criminel et, à travers lui, les contradictions d’une époque. C’est le récit d’une longue et oppressante cavale qui interroge notre rapport au Mal et à l’histoire. C’est exceptionnel d’intensité et de justesse. Autant dans le contexte qu’il pose que dans l’intériorité qu’il donne à voir.
C’est étourdissant de talent.
La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez – Prix Renaudot 2017
paru chez Grasset – 16 août 2017