[mks_pullquote align= »left » width= »770″ size= »16″ bg_color= »#686868″ txt_color= »#ffffff »] Addict-Culture souhaite vous ouvrir à toujours plus de littérature, de lecture, de pensées et d’évasion. Nous ouvrons un cycle consacré à des textes produits par des auteurs de littérature de l’imaginaire. Un style littéraire auquel Addict-Culture ne vous a pas particulièrement habitué, il était temps que ça change !
Aujourd’hui nous vous proposons de découvrir le texte “Ecouter plus fort” de Léo Henry. Il est auteur de 9 romans et plus de 130 nouvelles dont celle-ci que nous sommes ravis de vous offrir. [/mks_pullquote]
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écoute ce mec qui vote réac
écoute cette mère seule qui craque
écoute le cri des animaux
quand on les enfouit dans un sac
Stupeflip – Stupeflip vite !
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]’ORANG-OUTANG empaillé pourrit dans la cabane de la vieille mère. La couture en Y qui lui fermait le torse s’est débinée point à point et la bourre bave par les fissures : une paille vieille, presque noire et inodore, qui n’attire plus que moucherons et fongus. L’œil unique de verre orange glisse doucement hors de l’orbite. Ce n’est plus une statue, ni une sculpture, mais un cadavre à nouveau, deux siècles et demi après sa mort, hybridé de toutes sortes de produits artificiels qui, eux aussi, finiront par se déliter et se mêler au sol. Simet écoute Ama’mam qui ne dit rien. La mère, de temps en temps, touche le bras rigide du singe pour le caresser à rebrousse-poil. De toutes petites poussières s’élèvent et tourbillonnent.
Ama’mam Lune-Et-Brume Trois-Bois-Tombés du bas du cours des Potamots est la plus vieille femme que Simet connaisse. La mère de sa mère, dit-on, a vécu la fin du temps des nommeurs ; dans sa lignée courent des histoires indicibles. Pour cela, les pairs se méfient d’elle. Pour cela, aussi, on vient la consulter lorsque les questions du dedans se font trop pressantes et que personne ne peut apporter de réponse. Simet a très peur
de la vieille femme, qui lui ressemble bien trop à son goût et qui pourrait, elle le soupçonne, être elle-même au sein d’une autre peau. Simet DeuxDoigts Renard-d’un-Été a froid dans l’ombre de la cabane, et s’impatiente.
SIMET : tout est petit dans notre monde, tout est réduit et familier. Je vois le ciel, pourtant, et les nuages et les étoiles. Je vois le fleuve et les montagnes au loin chaque fois que je les cherche des yeux, et devant tout ça encore, je vois les terriers des nommeurs. Comme tout me paraît désirable comparé à notre monde où chacun se connaît ou se devine.
AMA’MAM : tais-toi un peu. Écoute l’homme poilu.
L’ORANG-OUTANG :
SIMET : je n’entends rien.
AMA’MAM : je ne t’ai pas dit d’entendre, je t’ai dit d’écouter.
SIMET : ce que tu demandes n’a aucun sens.
AMA’MAM : écoute encore. Écoute plus fort.
Simet soupire, change de position pour soulager une jambe prise de paresthésie. Elle savait à quoi s’attendre en venant ici mais regrette son ballotin d’insectes au miel apporté en cadeau. Les questions qui la travaillent, comme elle le devinait, sont sans réponse. Ama’mam est très maigre et n’a plus les dents de derrière, ses joues disparaissent au-dedans de sa bouche. Simet attend encore un peu.
AMA’MAM : alors ?
SIMET : je vais y aller, vieille mère. Je suis désolée de t’avoir dérangée dans tes travaux.
AMA’MAM : écouter, ce n’est pas la même chose qu’entendre, fille de ma fille.
SIMET : je sais, je sais bien. Mais qu’y aurait-t-il à écouter dans ce vieux tas d’ordures ?
AMA’MAM : à toi de me le dire. Allez.
L’orang-outang est ancien et pathétique, figé dans sa pose par un squelette de bois et de plâtre, penché vers l’avant pour donner l’illusion du mouvement. Il est pelé, terni et borgne. Simet lui trouve un air mauvais, presque revanchard.
L’ORANG-OUTANG :
Elle détourne le regard.
SIMET : je m’en vais.
AMA’MAM : alors attends que j’ai articulé ceci. Si tu canotes vers le nord et si, lorsque tu parviens aux grands bols, tu marches en direction des montagnes du couchant, tu atteindras les terriers en une journée et demie. Il y a là-bas l’arbre tout en pierre rose dont parlent les voyageurs, ainsi que de très nombreuses choses marquées des signes silencieux des nommeurs. Près du fleuve aux deux bras, il y a le sanctuaire où vivent les pairs de cet homme poilu. Si tu souhaites connaître le monde d’audelà de notre monde, si tu souhaites comprendre ces questions que tu te poses, va les voir. Dis-leur que je t’envoie. Ils t’apprendront à écouter.
SIMET : vieille mère, je ne peux pas aller là-bas seule.
AMA’MAM : tu ne crains rien, en ce cas. Tu n’es jamais seule.
SIMET : j’ai trop peur.
AMA’MAM : bien sûr.
SIMET :
AMA’MAM : va là-bas et reviens ici.
L’ORANG-OUTANG :
Simet Deux-Doigts Renard-d’un-Été retourne à son camp par la sente des saules blancs tombés. Elle vit à Ombre-Courte Jonc-Fleuri, un hameau de six cabanes et un ponton, en compagnie de vingt-et-un de ses pairs, dont huit enfants impubères, treize poules, un coq, deux porcs, deux truies et deux porcelets. Pendant tout le chemin du retour, qui demande assez de temps pour que le soleil passe par le mitan du ciel, elle reste dans ses pensées, inattentive à ce qui se produit en dehors d’elle. Un courlis qu’elle ne connaît pas piaille à son passage.
COURLIS : regarde-moi, regarde-moi, je suis si beau !
SIMET : je n’ai pas de temps pour ça. Il faut que je rentre au campement et que je prépare un sac.
Lorsqu’elle parvient au camp, les pairs sont partis vaquer. N’est restéque Folan Bogue-et-Brou avec le petit Kams et le petit Lofar. Simet se sert à la marmite un bol de soupe de fanes et des racines qu’elle mange debout, puis va voir l’enclos. Les cochons adultes, collines pâles couvertes de soies argentées, somnolent dans la boue. Tarum Demi-Cercle et Brom’t ont entendu Simet approcher et s’empressent vers elle par-delà la clôture.
SIMET : je vais en voyage dès à présent pour les terriers des nommeurset j’ai très peur d’y aller seule. Est-ce que l’un d’entre vous accepte de m’accompagner ?
TARUM : moi. Moi.
BROM’T : moi.
SIMET : je ne peux pas vous prendre tous les deux. Imaginez la tristesse de vos parents.
TARUM : choisis-moi. Regarde comme je suis vive. Je serai ta compagne idéale.
BROM’T : c’est pas grave. Tant pis. De toute façon c’est toujours Tarum la préférée.
SIMET : je sais que tu es plus vaillante, Tarum. Mais cette fois je vais prendre Brom’t, parce qu’il a l’air si malheureux.
Écartant le bois de la porte, elle laisse sortir le plus jeune des cochons, poussé par son compagnon qui feint de le mordre à la jambe.
SIMET : c’est non, Tarum. Tu restes là. Quand je reviendrai, promis, je t’emmènerai à la confluence des deux rivières.
Brom’t pèse la moitié du poids de Simet, il est d’un rose sombre, presque brun et boîte un peu. Il est surtout très distrait et se cogne souvent à des obstacles auxquels il n’a pas prêté attention.
Dans la cabane qu’elle partage avec deux de ses pairs plus âges et un plus jeune, la jeune femme prépare et emballe ses affaires pour la route, des habits, un couteau, des provisions. Le verrat la suit dans ses déplacements, l’écoute expliquer son projet, la route qu’ils vont devoir suivre, ce qui les attend au terme de leur voyage. Une fois le sac empli et calé sur l’épaule, Simet se rend au Peuplier Majeur prendre son bâton de route, puis revient saluer Folan et les tout-petits.
SIMET : je pars pour les terriers avec des questions. J’espère en revenir avec des réponses.
KAMS : j’ai faim.
LOFAR : j’aime l’odeur de ta peau.
FOLAN : bon voyage, Simet Renard-d’un-Été de mon Camp. Nous penserons à toi jusqu’à ce que tu reviennes ou jusqu’à ce que l’on t’oublie.
Simet et Brom’t marchent jusqu’au ponton. C’est le cochon qui, d’un bond, choisit le canoë, puis file se tasser sous le banc de nage. La fille jette son barda, pousse l’embarcation à l’eau. Elle y grimpe et, s’aidant du long bois de son bâton, se pousse jusqu’au milieu du cours presque stagnant du Sud-Nord aux Libellules. Campée sur ses jambes, bien droite, elle godille contre le fond de boue glaiseuse, coinçant souvent sa gaffe dans les racines ou les branches en décomposition. Des araignées d’eau fuient les impacts en bonds minuscules, désordonnés, blasés.
Un croassement fend l’air, appel venu des branches :
HAFT : où allez-vous ? Que faites-vous ?
BROM’T : va-t-en.
HAFT : allez ! Dites-moi !
SIMET : nous partons en voyage, Haft Mange-Ordure Sage-duMatin. Veux-tu venir avec nous ?
BROM’T : qu’il s’en aille. Il sent mauvais. Je ne l’aime pas.
HAFT : je viens. Je viens. Je vous précède.
Et, de branche en branche, dans les arbres de la ripisylve qui forment une voûte de branches par-dessus les cours d’eau du ried, le vieux corbeau part en voletant. Éclaireur toujours en avance sur ses compagnons, il
prévient le monde de leur arrivée à petits cris grinçants.
Ils sont heureux de sortir du bras mort du Sud-Nord aux Libellules pour rejoindre les eaux plus ouvertes et profondes du Petit Arc-en-Ciel.
La surface en est vert tendre, grêlée de lentilles, égayée ça et là du point rose d’une renoncule à la dérive. Simet pousse sa barque entre de grosses branches à demi-submergées, aux écorces pourries et blanches de moisissures. Des lianes de vignes, de clématites ou de houblon pendent de la voûte des arbres. Deux minuscules rainettes perchées sur un bois flotté coassent à tour de rôle.
UNE RAINETTE : on a pas peur de vous.
AUTRE RAINETTE : vous avez peur de nous.
TOUTES DEUX : allez-vous-en. Allez-vous-en.
BROM’T : ne me faites pas rire, vous êtes si petites.
La barque gîte un peu quand le verrat se réinstalle après avoir grogné.
Les grenouilles s’évanouissent dans les remuements d’eau qu’ouvre l’embarcation. Simet continue son canotage sans s’en mêler, guettant les appels de Haft, invisible au-delà de la canopée. Il crie pour prévenir les plus peureux des oiseaux de l’approche de la compagnie, également pour inquiéter les prédateurs et faire fuir les plus encombrants des habitants du ried. La fille compte sur lui pour les prévenir de l’approche d’un sanglier, d’un lynx ou d’un pair aux intentions inconnues.
Ainsi avancent-ils avec lenteur et régularité dans un monde d’ombres et de reflets labiles. À l’endroit où le Petit Arc-en-Ciel rejoint le Grand Arc-en-Ciel qui, presque aussitôt, se jette dans le fleuve, la forêt s’arrête net, cédant le pas à une berge de roches hiératiques couvertes de mousses jaunes. Simet, d’un geste sûr, échoue la barque dans la dernière anse, guère plus qu’une flaque bourbeuse puis, une fois Brom’t descendu se dégourdir les jambes, tire la proue à sec.
SIMET : il reste assez de temps avant la nuit pour passer le fleuve et camper de l’autre côté. Qu’est-ce que tu en dis ?
BROM’T : pourvu qu’il y ait à manger et un endroit où coucher, je te suis n’importe où.
SIMET : et toi Haft ? Crois-tu qu’on puisse traverser sans danger ?
HAFT : courant fort, courant faible, vu du ciel je ne fais aucune différence.
L’oiseau monte, hors de portée de voix. Simet le regarde faire et, en attendant qu’il revienne, va cueillir un peu de la marjolaine qui pousse là, sur la butte sèche, et l’enfouit dans son sac. Brom’t, du groin, fouille la couche meuble de la terre, cherchant de petites choses à broyer sous sa dent. Le porc se lasse vite.
BROM’T : qu’est-ce qu’on va faire, au juste, dans les terriers ?
SIMET : Ama’mam a dit que j’y trouverai une réponse.
BROM’T : à quelle question ?
SIMET : celle de la limite. À quel endroit ce qui est semblable à moi cesse ? À quel endroit commence ce qui m’est étranger ?
BROM’T : quelle importance de savoir ça ?
SIMET : Ama’mam me dit d’écouter plus. Elle me met face à une statue d’homme poilu. Est-ce qu’elle croit vraiment qu’un objet puisse parler ?
BROM’T : est-ce que tu crois vraiment qu’un porc le puisse ?
SIMET :
BROM’T : je m’ennuie ici. On dresse un camp ou on traverse ?
Le verrat renifle, tourne sur lui même, descend jusqu’à la barque patauger dans la boue qui la borde. Simet s’essuie le nez d’un revers de main, plus troublée qu’elle ne le voudrait par les questions de son ami.
Contre le ciel empli de nuages lumineux, Haft est un point qui va en grossissant. Parvenu à portée de voix, le corbeau leur crie :
HAFT : la berge adverse est calme. Rien à signaler. Rien en approche.
SIMET : alors on y va. Remonte donc à bord, Brom’t Zig-Zag Pattes-Noires et Tête-de-Pioche.
La fille bouscule le porc qui finit par obtempérer de mauvaise grâce. L’après-midi dessine des ombres maigres et bleues. De tout le corps, puis de plusieurs plantés de bâton, Simet pousse la barque dans le cours du fleuve. Poursuit, sur son élan, vers le plus violent du cours, qui se saisit de la fine couche de bois creusé, la porte et se joue d’elle.
SIMET : bonjour fleuve, fleuve si grand et si unique qu’il n’a besoin d’aucun autre nom. Je suis Simet Deux-Doigts Renard-d’un-Été d’Ombre-Courte Jonc-Fleuri, et tu connais déjà ma mère et ma grand-mère, ainsi que nombre de mes pairs, pour avoir accompagné leurs dépouilles jusqu’au-delà de l’horizon. Fleuve ami, voisin, compagnon, laisse-nous, je t’en prie, passer de l’autre côté sans encombre, moi, mon compagnon Brom’t, ma barque et mes affaires.
Le fleuve reste mutique, mais n’empêche pas l’embarcation de traverser et d’accoster sans encombre sur l’autre berge. À peine les passagers sont-ils descendus à terre que Haft vient se poser sur un rocher en criaillant.
HAFT : juste-là, il y a une clairière, de beaux peupliers, des frênes pour s’abriter.
Brom’t, les jambes tremblantes, étudie encore le cours gris du fleuve, si calme depuis la terre ferme. Simet prend le temps de dissimuler la barque sous plusieurs grandes fougères qu’elle tranche au couteau, puis mène son petit monde à l’intérieur du sous-bois jusqu’à l’endroit que le corbeau désigne.
Ils dînent d’œufs de poule cuits, d’eau, d’ail des ours, d’une poignée de larves trouvées par Brom’t dans une grande et vieille souche de chêne creux.
SIMET : pardon, compagnons grouillants, et merci pour ce repas.
Ensuite, la jeune femme s’allonge entre deux racines, s’enroule dans sa couverture pour s’isoler du sol humide. Malgré les réclamations indignées d’un sonneur à ventre jaune qui vit dans une flaque voisine, elle s’endort presque aussitôt.
Simet rêve et, par l’imagination, recrée le monde aboli des nommeurs.
Ceux-ci sont physiquement très semblables à ses pairs mais radicalement différents par tous les autres aspects. Simet, comme tous ceux de son monde, est incapable de les comprendre. Leurs ouvrages colossaux sont moins compréhensibles que les nuages, que le tonnerre ou la tempête immense qui retourne le ciel. Leur langage est fait de signes silencieux qui n’ont de sens que pour eux et prolifèrent : dans l’espace, contre les murs, au-dessus, au-dedans de leurs terriers.
Le songe est le seul endroit où Simet et les nommeurs puissent se rencontrer et échanger. Ils parlent en des langues ordinaires, alors, celle du ried que tout le monde connaît et celle des voyageurs qu’il convient d’apprendre. Même limités à des termes simples, les nommeurs sont capables d’en faire de la magie. Ils disent à Simet des choses qui chatouillent et qui font rire et d’autres qui blessent et font pleurer, cela en succession et sans que rien ne demeure, une phrase en entraînant une autre, rien de réel, au final. Une langue commune réduite à n’être qu’un langage.
Dans le rêve, Simet adorerait savoir faire la même chose, jongler avec les mots, créer les illusions du sens qui affectent les pairs. Mais lorsqu’elle fait part de son désir aux nommeurs, ceux-ci se moquent d’elle et disent : tu es vivante, nous sommes morts. Ce que nous savions faire n’a aucune importance aujourd’hui.
Se réveillant à demi, rassurée par le cri de veilleur de Haft, elle voit à nouveau le visage creusé d’Ama’mam et l’entend qui lui dit : les nommeurs ont le pouvoir de dire et, pour l’obtenir, ils ont sacrifié celui d’écouter. Il n’y a rien dans ce savoir qui puisse t’aider ici-bas.
BROM’T : tu ne dis rien. Tu es triste ?
SIMET : je réfléchis à ce que tu as dit hier.
BROM’T : il fait froid.
Le soleil se lève et les trouve déjà en train de marcher. Des brouillards épais et bas noient le monde, estompant le gribouillis des arbres, étouffant les appels des oiseaux en surplomb. La forêt, au petit matin, sent la vase et le croupi, la verdeur des touffes froissées par les semelles de la fille, par les ongles du cochon.
SIMET : je ne crois pas que les porcs parlent. Les porcs ne parlent pas.
BROM’T : alors quoi ?
SIMET : tu n’es pas un porc. Tu es Brom’t, fils de Grom’t et de Patum. Ta sœur se nomme Tarum et, malgré son jeune âge, elle est plus forte et plus vaillante que toi. Tu es né avec un genou antérieur droit bloqué et tu as tardé à te mettre à courir. On te loue parce que tu es distrait et drôle et parce que ton odorat est fin. Les petits de mes pairs t’aiment et te cajolent.
Le verrat, qui marche devant, s’arrête un instant et regarde alentour.
BROM’T : où est l’oiseau puant ?
SIMET : je ne sais pas. Il a dû partir devant.
BROM’T : quelqu’un vient. J’ai peur.
La fille s’immobilise à son tour, tend l’oreille, hume l’air. On n’entend plus le fleuve, laissé à main droite. Quand les brumes s’entrouvrent, on devine, plus haut que la cime des peupliers, les silos rouillés des nommeurs, que les gens du pays appellent grands bols et qui marquent le début de la lande des terriers.
SIMET : quelle direction ?
BROM’T : derrière.
Elle se retourne et il est là, tendu tout entier, près à bondir comme à décamper. Très proche, pourtant, attiré par les odeurs de nourriture de la besace de Simet ou par la pure curiosité. Un de ses yeux jaunes est clos, à demi-soudé par le boudin d’une cicatrice qui pèle.
SIMET : tu as faim ?
LE CHAT :
SIMET : je vais décoquiller un œuf et le laisser au pied de cet érable sycomore. Tu peux le manger en entier. Il est pour toi.
LE CHAT : cochon stupide, que fais-tu avec cet humain ?
BROM’T : va-t-en.
LE CHAT : ne sais-tu pas ce qu’il veut de toi ?
BROM’T : va-t-en.
LE CHAT : pourquoi rester ? Il te suffit de tourner les talons. De courir droit devant. Le monde entier t’appartient.
BROM’T : chasse-le, Simet. Je ne veux plus l’entendre.
SIMET : tiens, voilà ta nourriture. Je la pose ici. Mange et restons-en là. Ne va pas nous suivre.
LE CHAT : je fais ce que bon me semble. Je vais où je le souhaite. Je n’ai pas peur de ton bâton.
Quand Simet ouvre en deux l’œuf cuit, le jaune s’effrite avec un parfum grisant qui emplit aussitôt le sous-bois. Le chat ne quitte pas des yeux les mains brunes qui déposent les deux moitiés sur un croisillon de bois tombé. Tout dans son maintien est hostile et vif, vibrant de fièvre ou de fureur. La fille n’a pas souvenir d’avoir jamais approché un chat aussi sauvage. Si semblable aux dessins que certains de ses pairs en font, tout en poils hirsutes, en griffes, en crocs.
SIMET : viens Brom’t. Allons-y.
LE CHAT : n’obéis pas, porc stupide. N’obéis plus jamais.
Ils s’éloignent prudemment et sans se retourner, suivant avec attention les bruits de pas minuscules du félin, puis ses babines, sa langue alors qu’il dévore l’offrande. Une fois hors de portée de son oreille, Simet demande :
SIMET : ça va ? Tu as encore peur ?
BROM’T :
SIMET : comme tu veux. Marchons.
Ils font un large détour pour éviter les grands bols, jadis enclos de grillages surmontés de barbelés : leurs crocs rouillés, à demi-enfouis, font autant de pièges invisibles. Aux bois succèdent des roselières, puis des prés secs. Un lézard fuit, un pic cendré décolle. Le soleil montant dissipe l’humidité. Un vent léger flatte la terre. En suivant le chemin des daims et des blaireaux, les compagnons aboutissent à un talus en haut duquel passe le chemin des nommeurs.
L’asphalte usé par les intempéries et défoncé par les racines fait un puzzle grumeleux sous leurs pas. Les platanes régulièrement plantés au bord finissent d’emmêler leurs branches en un tunnel rectiligne, barré de troncs et de branches tombés. La voie mène, à travers le pays, jusqu’au cœur des terriers. La scille à deux feuilles et la clandestine écailleuse poussent dans ses crevasses ; de toutes petites orchidées roses s’épanouissent dans l’ombre.
HAFT : vous voilà ! Vous voilà !
Simet et Brom’t ne répondent rien mais sont heureux de retrouver leur guide, Haft Mange-Ordure Sage-du-Matin. Attentifs à chacun de leur pas pour ne pas trébucher, ceux qui ne peuvent pas voler s’arrêtent peu après renifler et cueillir le thym qui pousse là, dans une tache de soleil.
Les terriers commencent sous la forme d’entrepôts couverts de lierre et de quais de chargement aux coins émiettés, laissant paraître le squelette de leurs armatures métalliques. Ce sont des tranchées de voies de chemin de fer emplies d’herbes folles, d’achillée, de muguet, que franchissent des ponts aux tabliers grevés de larges trous. Au bout d’un rare poteau encore vertical, les premiers signes muets marquent le début de l’emprise des nommeurs, et l’inquiétude qui saisit Simet au moment de passer sous les bras du totem, elle le sait, lui est propre, partagée seulement par ses pairs. Le porc et le corbeau demeurent indifférents aux formes que prend ici le monde. Les immenses constructions des nommeurs ne provoquent pas, chez eux, cette étrange stupéfaction de l’esprit.
SIMET : peut-être que je n’aurais pas dû venir.
Il fait plus chaud, à découvert, et le revêtement a moins pâti du passage du temps. Des maisons basses, toutes semblables, ouvrent leurs yeux et leur bouche en direction des voyageurs. Des fougères coiffent les murets de séparation affaissés. Plus loin, un pâté de maison a brûlé en entier, puis s’est effondré. Dans les débris de la catastrophe déjà ancienne poussent de beaux églantiers. Des colonies de larges champignons orange
croissent sur les derniers restes des poutres noires. Simet les retourne du bout de son bâton avant de renoncer à les cueillir.
Ensuite viennent de grandes avenues bordées de terriers remarquablement hauts, et plus longs encore. La fille poursuit, nez baissé, croisant le plus loin possible de ces masses à l’haleine froide sur les toits desquels s’érigent des générations de nids de cigognes, bâtis, consolidés, détruits et puis repris. Brom’t, lassé de marcher, divague et traînaille. Haft les précède puis revient leur faire part de ses observations.
Ils s’arrêtent au bord d’un cours d’eau pour déjeuner. Les habitations vides des nommeurs, au-delà, se font de plus en plus denses. On aperçoit maintenant la pointe de la plus haute de leur œuvre, l’arbre de pierre rose qui sert de point de repère à tous les voyageurs.
Simet pose son sac, ôte ses souliers, s’allonge dans l’herbe. Tout est étrangement calme et le printemps est doux.
BROM’T : enfin. J’avais soif.
Un peu en aval, un héron gris, les pattes dans le courant, les jauge de son œil noir et circonspect.
Simet Deux-Doigt Renard-d’un-Été ne s’est jamais aventurée si loin du ried et plus elle s’éloigne des mondes qui lui sont familiers, moins elle est capable de décrire les choses et les gens par les noms qui leur sont propres. Il lui est impossible de reconnaître ce qui constitue les terriers tant, au-delà des plantes et des animaux qui les peuplent, tout lui est étranger, exotique et indicible. Il lui faudrait habiter ici des saisons entières avant de se familiariser avec cette géographie rectiligne, les brusques changements de niveaux des blocs hiératiques, leurs matériaux étranges et immortels, verre aux biseaux bleus, acier peint pelant par plaque, bancs de béton, poches plastiques agglomérées et fondues aux buissons. Le plus stupéfiant étant, ici et là, les traces laissées par leur
langue silencieuse, aux formes toujours semblables et alignées comme des colonies de fourmis.
Depuis qu’elle est entrée dans le cœur des terriers, la jeune femme marche plus vite, maladroitement. Les sols sont rigides, les traces s’y impriment mal. Ce qu’elle lisait sans effort au-dehors devient confus et brouillé. Elle perd un moment à déchiffrer un piétinement vieux de trois ou quatre matins.
HAFT : une harde de cerfs. Ils sont partis par le nord et sont maintenant hors de portée.
BROM’T : on entre ? Ça sent bon !
Le porcelet grogne aux pieds d’une tour de plus de vingt étages, la façade peinte de mousses et de lichen. D’énormes glycines ont labouré le macadam du perron, leurs grappes de fleurs mauves pendent. Les battants de la porte arrachés ouvrent sur un rez-de-chaussée humide, tout à fait obscur.
SIMET : ces terriers sont aussi pleins de champignons que de pièges. Ne t’arrête pas de marcher.
BROM’T : de quoi as-tu peur ?
SIMET : avance. Je veux avoir quitté cet endroit avant que la nuit nous y surprenne.
Le corbeau, toujours à portée, passe de toit en toit et redescend régulièrement vers ses camarades dans de grands froissements d’aile. À son approche, fauvettes et mésanges se dispersent, entraînant les pigeons nichant dans les greniers ou entre les masses barbouillés de guano des statues de façade. Le chemin débouche sur le fleuve aux deux bras souvent décrit par les pairs, et le pont affaissé qui traversait jadis. L’arbre de pierre n’a jamais été si près ni si monumental. Le regarder fait mal aux yeux.
SIMET : telle chose ne devrait pas exister.
HAFT : des éperviers ont leur nid tout au sommet.
BROM’T : où va-t-on, maintenant ?
SIMET : le sanctuaire des hommes poilus est sur cette berge, quelque part à main droite. Aidez-moi à le trouver.
Mais ils mettent si longtemps à parvenir au musée zoologique que la fille en vient à penser qu’Ama’mam lui a menti. Qu’elle ne l’a poussée à quitter son pays que pour lui nuire et se moquer d’elle à son retour.
Très vite, le porc et le corbeau se lassent d’explorer des entrées de terriers. Le premier, guidé par des odeurs de fleur et de pourri, se carapate vers un jardin redevenu forêt. Les rondes du second se font de plus en plus vastes à mesure que le soleil décline. Simet n’a pas le cœur de les faire revenir pour sa seule compagnie ; elle enrage de sa naïveté. Pourquoi se croit-elle capable de comprendre ces lieux mieux qu’eux ? Sa ressemblance physique avec les nommeurs ne l’aide en rien. Brom’t et Haft se sont habitués bien plus vite aux terriers, tout comme les milliers d’autres de leurs habitants. Il n’y a que les pairs à ne jamais pouvoir se faire à
l’étrangeté des lieux.
Le soir est là quand, sans y croire, elle franchit enfin le bon seuil.
Dans le hall monumental, une girafe naturalisée la jauge de toute sa hauteur. Sa peau est molle et avachie, ternie par les ans, mais la finesse et la taille de l’animal saisissent Simet qui reste figée un long moment. Un os palatal de baleine bleue, derrière, mêmement saisissant, lui semble beaucoup trop grand pour figurer dans une quelconque anatomie. Pour la première fois depuis qu’elle est entrée dans les terriers, Simet a l’impression de comprendre ce qu’elle fait là.
La fin de journée est très claire, dehors, lumineuse, nette ; de gros insectes vibrent dans les rayons jaunes. Dedans il n’y a que des ombres, des choses très anciennes, rendues éternelles par les nommeurs. La fille
aimerait que ses amis soient là mais sait que ce qu’elle est venue chercher, elle ne pourra que le trouver seule.
Elle rencontre un lion qui rugit sans bruit et de nombreux hommes poilus, figés dans leurs boîtes transparentes aux côtés de cartels couverts de signes silencieux. Des hérissons géants, un bœuf sans pattes, un hibou énorme et tout à fait blanc. Dans une vitrine, aussi, tous les grands habitants du pays, sculptés et figés, privés de vie comme de personnalité ; le lynx, le tétras, l’ours.
Peu de visiteurs montent jusqu’au premier étage, presque aucun n’a atteint le deuxième. Il n’y a d’autres bruits que les pas de Simet, qui font grincer les parquets. Les odeurs prises sont celles des figures naturalisées, produits chimiques, cire, renfermé. La fille n’ose pas parler, n’ose pas faire résonner sa voix au cœur de ce monde arrêté. Les yeux aveugles des mille créatures l’intimident et la rassurent en même temps, lui confèrent un
étrange sentiment de puissance.
Elle seule est vivante. Elle seule pense au milieu de ce monde d’images.
Simet fait halte devant un énorme saurien figé dans un décor ocre, et étudie sa face oblongue, tourmentée d’écailles et emplie de chicots jaunes.
SIMET : salut. Je viens pour apprendre à écouter.
LE CROCODILE DU NIL :
Et pourquoi parlerait-il, lui, plus qu’un caillou ou qu’une branche morte ? Ce qu’attend Ama’mam est incompréhensible. Les vivants seuls sont dotés de parole, et nous ne les comprenons que parce que nous projetons du sens dans ce qu’ils nous disent. Ce monstre, ce dragon n’a rien à exprimer sur ce qu’il est, rien sur ce que nous sommes.
La fille tourne les talons. Elle dépasse, sans les regarder, les mille oiseaux perchés sur leurs segments de branche, absurdement alignés, classés par ressemblance. La nuit, dehors, arrive, il va falloir trouver un endroit où s’abriter, Simet a hâte de s’en aller maintenant, de retrouver ses compagnons et son pays. Elle n’a rien gagné dans ce voyage, qu’un peu d’inquiétude supplémentaire, et des questions nouvelles. La certitude que les traces
des nommeurs n’ont rien à lui enseigner sur son rapport au monde.
Arrivée à l’escalier, elle se trompe de direction, croise un daim, une daine, une laie avec ses marcassins, des renardeaux, fait demi-tour. Il fait de plus en plus sombre, elle s’égare une nouvelle fois, un cœlacanthe
monstrueux desquame dans son bain de formol, prend à droite, un crustacé énorme est cloué contre le mur, toutes sortes de monstres fascinants l’attendent dans cette dernière salle : scolopendres, crabe du cocotier, vers parasites. Partout des panneaux explicatifs, des placards immenses couverts de lettres minuscules et, tout près de la sortie, le secret que, malgré elle, Simet était venue ici chercher.
C’est un objet d’une beauté absolue, brun et beige, translucide, épais et fin à la fois, solide, aérien. La jeune femme tombe en arrêt. Incapable de comprendre ce qu’elle regarde. Ce n’est plus, comme ailleurs dans le musée, un cadavre figé pour l’éternité dans un geste incompréhensible.
C’est un objet véritable, manufacturé de toute pièce. Une représentation techniquement parfaite dans laquelle la main du créateur a toute sa place. L’image saisie, artificielle, d’une méduse hors de l’eau. Une sculpture peinte. Une pelagia noctiluca en verre soufflé.
SIMET : qui es-tu ? Que fais-tu là ?
PELAGIA : c’est
SIMET : es-tu capable de parler si je m’assois pour t’écouter ?
PELAGIA : il y a
SIMET : prends ton temps. Je vais rester ici.
PELAGIA : le monde est fait d’eau, entièrement.
SIMET : tu savais bouger alors ? Tu nageais ?
PELAGIA : je nage, nous nageons, nous sommes des millions. Nous sommes seules au monde. Nous vivons au centre de l’univers.
SIMET : tu es très belle.
PELAGIA : je suis à l’image de toute chose, je suis ce qu’il y a de plus important.
SIMET : et tu parles.
PELAGIA : bien sûr. Je parle comme toi. Tout parle. Il suffit de me prêter le pouvoir de ton imagination. C’est toi qui choisis où tu cesses de te reconnaître. À qui, à quoi tu es prête à t’identifier.
SIMET : mon pays me paraît loin, mes amis sont là au-dehors et je vais devoir passer la nuit ici. Veux-tu me tenir compagnie ?
PELAGIA : avec plaisir. Comment t’appelles-tu. ?
SIMET : on me nomme Simet Deux-Doigts Renard-d’un-Été, je suis de la tribu des pairs installés à Ombre-Courte Jonc-Fleuri dans les marais non loin du fleuve. Et toi ?
PELAGIA : je suis Corolle-de-Nuit Une-Parmi-Toutes et je nage éternellement dans l’encre noire des océans. Mon univers n’a ni commencement ni fin, peuplé de monstres à-demi pierres à-demi végétaux. La félicité, la tristesse, le doute et l’enthousiasme passent sur moi et me caressent, peignent mes tentacules. Le temps s’écoule sans que j’en aie conscience.
SIMET : es-tu heureuse ?
PELAGIA : je suis satisfaite.
La jeune fille s’allonge sur le parquet. Elle tasse son sac pour en faire un oreiller, ajuste au-dessus de ses épaules la couverture emplie des odeurs de forêt.
SIMET : parle-moi encore.
La nuit est là et la méduse de verre raconte. Des lueurs sous-marines dansent sur le blanc cassé des murs, des algues immenses balancent, la jeune fille s’enfonce, elle sombre dans ces mondes abyssaux, pensés pour des poissons immenses, des forêts de coraux roses et les nautiles colossaux qui arpentent au ralenti les méplats infinis des planchers océaniques. Simet s’enfonce dans le sommeil, elle quitte le monde des mots pour celui des images, bercée par la voix muette de la sculpture marine, qui est la voix de toutes ces choses qui nous ressemblent, toutes ces choses qui sont comme nous parce que nous acceptons de nous reconnaître en elle.
Demain, Simet se réveillera affamée, courbaturée d’avoir dormi sur un sol aussi dur, et les rayons du matin, filtrés par les panneaux de bois qui occultent les fenêtres, feront étinceler le verre peint de Corolle-de-Nuit Une-Parmi-Toutes. La jeune femme la tirera de sa vitrine et, avec mille précautions, comme on prend soin d’un nouveau-né ou d’un pair malade, elle la rapportera avec elle jusqu’à la berge du Sud-Nord aux Libellules. Elle ira visiter Ama’mam pour entendre la plainte de l’orang-outang empaillé, puis rentrera chez elle écouter un autre récit sous-marin de pelagia noctiluca. Elle reviendra l’écouter ensuite, chaque fois qu’elle aura besoin de se souvenir de la leçon apprise dans les terriers. La frontière qui nous sépare du monde est mobile. Nous avons le pouvoir de la déplacer. Et nous seuls, de ce fait, sommes responsables de l’endroit par lequel nous choisissons qu’elle passe.
Le monde peut nous enseigner tout ce que nous voulons savoir.
Le seul problème du monde est qu’il n’a pas de voix.
Mais ses messages sont là. Ils ne cessent de nous être adressés.
Quitsark Tarkiasuk de la nation inuite
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Merci à l’auteur et aux Éditions Le Bélial.
Illustration signée Romain Étienne