The Doors, dernière année.
Cela pourrait être celle où l’on touche le fond. Jim Morrison a vu son image grandement dégradée, depuis l’infâme concert de Miami en 1969 où, saoul perdu et arrivant plusieurs heures en retard sur scène, il a été accusé d’attentat à la pudeur. A la suite de cela, le groupe tomba en disgrâce et ne fut notamment pas invité à Woodstock. Le chanteur empêtré dans un procès qui lui fait risquer la prison, sombre dans la dépression.
Ses comparses, lassés de subir les conséquences de ses excès, notamment lors de l’enregistrement de The Soft parade en 1969, voient leur ami se détruire, sans espoir de le voir se reprendre. La silhouette de l’ange noir s’épaissit. Bientôt, il aura le visage mangé par une barbe fournie. Sa voix qui ressemblait auparavant à un cri juvénile et révolté devient celle d’un bluesman désenchanté. On entend la transition sur l’album Morrison Hotel, avec de brillantes fulgurances de crooner ou l’irrésistible rocaille de Roadhouse blues.
Mais au moment de L.A Woman, quelque chose craque.
Le producteur des Doors depuis leur premier album, Paul Rotchild, ne voit pas où le groupe veut en venir et affirme qu’il s’ennuie à l’écoute des premières chansons (il avait assisté au naufrage de Janis Joplin aux premières loges et ne voulait sans doute pas renouveler l’expérience). Il n’officiera pas sur l’album qui sera repris par l’ingénieur du son, Bruce Botnick.
Les liens distendus entre les membres du groupe, usés par les frasques de leur leader qui les entraîne dans sa spirale autodestructrice, sont à reconstituer. Il s’agit de retrouver ce qui les unit, cette logique de mousquetaires qui avait présidé à l’enregistrement miraculeux de leur premier album. Retrouver l’inspiration, l’innocence et la spontanéité des premiers temps.
Pour une fois, on engagera un bassiste. Celui d’Elvis Presley. On enregistrera ensemble. Dans un même endroit, Morrison dans la salle de bain dont on entend parfois la réverbération. Rien des artifices de production où le groupe avait un temps noyé son âme. C’est brut, direct, brillant.
The Changeling souligne furieusement le côté insaisissable de Morrison, les racines urbaines du groupe, cette ville dont l’album célébrera la rumeur. Les périodes de dèche et de gloire. Les transformations d’un changeant qui impose ses métamorphoses et envahit le monde dans un grand sortilège. Une danse sur un fil, le déchaînement d’un chaman à la voix déjà étrangement vieillie, caverneuse et rageuse. Un adieu fier à ses anciennes révoltes. La ligne de basse beaucoup plus présente que d’ordinaire, l’orgue limpide de Ray Manzarek, la guitare envoûtante de Robby Krieger, entre flamenco et funk, le rythme solide et rude de John Densmore.
Les Doors se réincarnent de toute leur intégrité et de tous leurs visages. Sans aucun compromis.
Si cet album est un inestimable trésor, c’est qu’il a quelque chose d’absolu et de définitif. La quintessence d’un génie. Cette atmosphère de fête foraine, cette pureté dans le chant de Morrison, presque cette innocence dans Love her madly. Il y a aussi ça dans la musique des Doors, autant que l’âme ténébreuse de son chanteur qui, parfois prend toute la place, cette allégresse à jouer qu’on entend ici comme jamais. Cette exubérance des formations de jazz.
Même si la détresse n’est jamais loin. Et la colère, le danger, les enfers de Been done so long qui prend des allures d’appel au secours, de désespoir en fusion. Mais pas de larmes chez Morrison. Juste cet état. Cette dépression au temps du flower power, cette guitare qui sanglote. Continuer malgré tout ce qui accable. Malgré qu’on soit déjà un pied dans l’autre monde, briser ses chaines dans un cri. La voix étrange de Jim. Celle d’un bluesman aviné, en furie. Et la batterie qui le soutient comme un cheval au galop. La musique parvient à le maintenir debout. Malgré les douleurs et les 36èmedessous.
La mélancolie s’impose, étrange et poisseuse, pleine de torpeur dans Cars hiss by my window. Une complainte de nuit blanche, de filles à nos côtés mais hors de portée, le jeu des lumières de la ville sur les murs. La solitude de celui qui appelle sans être entendu. Le blues trainant de celui qui ne sait plus dormir. Une chanson entre deux mondes, dans l’ombre des cauchemars et des call girls tueuses dans les chambres obscures. Jim imite un solo de guitare déchirant en fin de chanson jusqu’à aller au bout de sa plainte dans un miaulement éraillé.
Un moteur vrombit. Une voiture lancée à toute vitesse. La batterie suit. La basse également. Le rythme s’emballe et L.A woman commence : cet opéra vertigineux qui réveille en sursaut les esprits qui hantent la cité des anges. Morrison y chante de toutes ses forces et de toute son énergie. C’est brillant. Jamais le groupe n’a sonné si équilibré, si harmonieux, autant en phase. C’est la peinture d’une ville étrange et totale. Ce morceau est une véritable cathédrale, riche d’un souffle incroyable. Les visions hallucinées de Morrison viennent l’embellir encore comme des enluminures. Les ruptures de tons, les solitudes absolues, les incendies qui s’allument partout, les éclairs de génie des fragments de métaphore, cet étrange anagramme de son nom qui s’élève et annonce le sommet de la chanson, la transe explicite de Mr Mojo Risin’. Une vitalité insolente, une tempête qui dévaste et ravive tout. Les musiciens le suivent dans toutes ses digressions. C’est l’une des plus grandes chansons des Doors. C’est sexy, c’est dangereux, c’est irrésistiblement hypnotique, c’est frissonnant, énergique et désespéré.
L’America apporte sa dissonance avec son curieux riff inaugural. On est dans les bas-fonds. Le clavecin inquiétant, le soupir d’un serpent. La hantise d’un endroit menaçant. Le voyage commence pour « échanger des perles contre des pintes d’or ». Accueillir la pluie et les étrangers à la manière d’un sorcier indien. Il y a souvent dans les textes et dans le chant de Morrison cette manière de célébration pure, cette façon quasi religieuse d’incarner ces mots, d’y insuffler des images qu’ils ne porteraient pas forcément sans sa force d’interprétation. Passant de l’allégresse d’un garnement à la profondeur d’un vieux sage. Il y a plusieurs existences qui s’écoulent dans sa voix. Comme si plusieurs âmes se la disputaient.
La mélancolie, toujours. Cette maison de jacinthe étrange (hyacinth house) dont on se demande ce qu’y s’y passe. La tristesse est profonde et grave dans la voix du chanteur tandis que qu’une mélodie allègre de Chopin résonne dans l’orgue clair de Ray Manzarek. C’est presque une contradiction. Une supplique la conclut : « et je le dis encore, j’ai besoin de tout nouveaux amis ». On ressent sa quête solitaire au milieu de ce monde étrange, ce besoin de se réinventer. Elle est somptueuse et pudique, la complainte de cette grande âme perdue.
Parfois Jim épouse les contours de sa propre mythologie tordue, dans the Crawling king snake et son blues énigmatique et malicieux. Le serpent roi rampe une dernière fois, avec cette évocation un peu comique, un peu graveleuse, un peu parodique et malicieuse, suggérée par l’orchestration et par le chant. Mais c’est surtout la reprise d’un vieux blues des années 20, que le groupe rend vénéneux.
Il y a une autre lumière dans The WASP (Texas Radio and the big beat). La parole et la poésie pure de Jim Morrison se posent sur un rock furieux. Il y dit son désenchantement, dans ce monde où les rêves sont dévoyés et où les pharaons sont morts. Marqué par la nostalgie de magies éteintes. Les cœurs brisés et nietzschéens après la disparition de Dieu. Pas d’espoir de rédemption après nos gâchis d’aurores.
Enfin éclate l’orage de Riders on the storm, son roulement de basse et de cymbales, son piano électrique onirique et sa voix feutrée. Les cavaliers de la tempêtes s’égarent. Les images s’imposent, allusives, enivrantes, le tueur autostoppeur sur la route et le danger qui rôde. La guitare contemplative et tremblante de Krieger. La voix caressante et entêtante de Morrison. Et le solo virtuose de Manzarek. Les variations du piano ressemblent à des gouttes d’eau qui ruissellent.
A la fin de la chanson, la voix de Morrison s’éloigne. C’est une mélopée douce. Il s’évanouit dans la pluie, dans le lointain. Comme l’incroyable météore qu’il fut. Et cet orage, après sa voix, après ses mots, dans son âme, continue de tonner.
C’est le sixième album des Doors et leur ultime chef d’œuvre. Mal accueilli et mal perçu à sa sortie en 1971 par les premiers fans des Doors qui n’y retrouvaient pas le roi Lézard qu’ils adulaient. Mais il y avait là une âme qui se livrait de toutes ses facettes, de toutes ses nuances, de toutes ses influences. Evidemment il est aisé d’y voir un testament, une sorte de pressentiment. Mais le groupe retrouvait là surtout une alchimie inespérée.
Quelques mois plus tard, un petit matin de juillet 1971, Jim Morrison était retrouvé mort à Paris.
Mais un peu plus tôt, le 19 avril, sortait cet album incontournable, légendaire, éternel.