La musique a connu des météores. Des anges déchus aussi, comme le cinéma, comme la peinture. De ces gens qui marquent une génération, ces événements qui changent du ronron ambiant et des succès préfabriqués, prêts à consommer, prêts à oublier. Kurt Cobain fut l’une de ses incorruptibles icônes, intègres, entières et magnifiques.
Il représente un peu d’authenticité et d’intégrité dans un monde qui en manque furieusement, quelqu’un qui a redonné un temps son sens à la rébellion consubstantielle au rock, sous la dénomination un peu artificielle de « Grunge » (dont Pearl Jam est également un éminent représentant). Il a donné surtout un méchant coup de vieux aux idoles du début des années 90. Il y avait chez Cobain quelque chose qui n’était pas tronqué dans un monde où tout l’était. La souffrance qu’il exprimait dans ses chansons et dans sa vie faisait écho à au malaise d’adolescences inconsolables dont tous les héros étaient récupérés. Il est l’un de ceux qui a un temps redonné sa sève à la jeunesse, comme Brando, James Dean ou Elvis Presley dans les années 50. Même s’il était mélancolique, en colère, fiévreux, il était crédible. On se dispute autour de sa dépouille pour raconter l’histoire, on se prétend ses héritiers légitimes, on publie ses journaux intimes, ses poèmes, tout ce qui peut raconter un bout de ce héros à la triste figure, comme ce fut le cas pour Jim Morrison. On s’interroge sur sa mort, comme pour tous ceux qui deviennent légendaires à leur corps défendant.
Il est mort en 1994 un froid matin d’Avril. Le lycée était plongé dans une curieuse torpeur ce jour-là. Je me souviens de ce matin là, comme d’une gueule de bois cotonneuse. Je suppose que ceux qui ont connu la mort de John Lennon ont ressenti cette même aube douloureuse. Ce n’est pas tous les jours qu’on enterre un héros. Alors on s’en souvient. Il y avait des larmes discrètes sur nos visages.
Le leader de Nirvana est mort à 27 ans, curieux âge fatidique pour pas mal de gens disparus avant l’heure (Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison…). Pendant les derniers temps, il luttait contre sa dépendance à la drogue, la pression de son entourage et l’attention des médias, dont il s’était toujours incroyablement méfié. Le succès de Smell like teen Spirit en 1991 qui l’avait propulsé au rang de superstar mondiale, il le traînait comme un fardeau, allant jusqu’à sauter la chanson ou la massacrer lors des concerts. Il ne cherchait pas la gloire à tout prix, juste une place pour vivre de sa passion. Il avait eu une enfance tourmentée, marquée par le divorce de ses parents, vagabondant et commettant quelques larcins, ayant des fréquentations qui ne cadraient pas avec la mentalité de la petite ville où il vivait. Il rappelle dans sa jeunesse les ados désœuvrés et bourrés de malaise que l’on voit parfois au cinéma américain (chez Larry Clark et Gus Van Sant).
Pour vaincre ce désœuvrement, il y a le sport ou l’art. Kurt qui se passionnait pour la musique depuis un âge tendre si fit offrir une guitare et commença son éducation. Il noircissait des carnets de poèmes obscurs, se familiarisait avec son instrument (il était gaucher) Au lycée, il rencontra Krist Novoselic, futur bassiste de Nirvana. Il eut l’adolescence d’un marginal et cultivait un goût pour la provocation, ainsi que pour le mouvement Punk. Le premier album du groupe, Bleach en 1989 (avec Chad Channing à la batterie), est rageur et sans compromis, déjà bouleversant d’intégrité (sur lequel figure la chanson « About a boy »). Il ne rencontre pas un très grand succès, ce qui convient fort bien à Cobain mais on commence à parler de ce nouveau groupe de Seattle. Ils voulaient avant tout enregistrer leurs nouvelles chansons, et celles de Kurt, plus anciennes, issues de son premier groupe Fecal Matter. Aucune maison de disques ne s’était montrée intéressée avant. Ce qui préside à Bleach, c’est donc tout simplement l’enthousiasme d’enregistrer enfin un album.
Son sens de l’harmonie est immense. On a souvent dit que l’on retrouvait dans les compositions de Cobain, la rage des Sex Pistols avec le sens mélodique des Beatles. Ce genre d’analogie est toujours un peu facile. Cependant, cela explique assez bien la maturité des chansons qui constituèrent Nevermind en 1991 et la raison de son succès. Au delà du carton de tubes comme Smells like teen spirit et Come as you are, incontournables et rabâchés sur toutes les ondes, il y avait ces perles de mélancolie et de mélodies précieuses et cafardeuses comme Something in the way, Lithium ou Polly.
La vigueur furieuse ou minimaliste de la guitare de Cobain, sa voix douce ou écorchée et démoniaque, ses textes obscurs, révoltés, tourmentés, dépressifs… tout se mêlait dans une alchimie inédite. La crudité et le désespoir qui émanaient de cette musique résonnait fort dans la conscience collective d’une jeunesse. Avant Nirvana, on ne pouvait se rattacher à rien, on ne pouvait pas se reconnaître, ni trouver sa place dans une époque où la dance music était reine, où l’on devenait des cœurs de cible pour publicitaires en mal de dollars. Les seuls héros que l’on pouvait avoir étaient morts depuis vingt ans où faisaient des tournées monstres en singeant la rébellion et la sauvagerie de leurs débuts. Même les rebelles étaient devenus des parodies, déguisées et certes flamboyantes (on se souvient des tenues de scène d’Axl Rose) mais ne correspondant pas à grand chose. A tort ou à raison, Nirvana donna une bande son à toutes les frustrations. C’était de la musique brute, belle et sans artifices, sans marketing. Quelque chose d’imprévu était arrivé. ça s’appelait Nirvana. On entendait Smell like teen spirit partout et on en avait sacrément besoin.
De leader d’un groupe totalement obscur, Kurt Cobain était devenu une superstar. Il vivait à l’époque de l’enregistrement de Nevermind dans sa voiture et dans le dénuement le plus total. Il venait d’une ville sinistrée, Aberdeen dans l’état de Washington, d’un milieu très humble, bien loin des paillettes de Hollywood ou du romantisme de New York. Cela explique le fait qu’il soit surgi de nulle-part, c’est de là qu’il venait. Les concerts de Nirvana étaient rageurs, ils saccageaient les instruments à la fin de chaque représentation, en faisant des moments d’une intensité rare, déchaînant les foules. C’était toute une fureur qui explosait dans cette musique à la fois basique et raffinée, le point de ralliement d’une génération qui s’était trouvé un symbole.
Le succès fut si fulgurant qu’il allait bientôt peser lourdement sur les frêles épaules de celui qui n’avait pas pour intention de devenir un tel porte-parole. Un peu à l’image de l’euphorie qui entoura Bob Dylan et eut presque raison de lui, à force de concerts, de substances illicites et d’épuisements, Cobain supporta très mal l’idolâtrie dont il était l’objet. Il adopta un comportement de plus en plus radical, crachait sur les caméras qui le filmaient en concert, débarquait travesti ou totalement défoncé sur scène, transformant à l’occasion ses chansons en un cauchemar assourdissant ou les expédiant. Rien n’y fit. A chaque fois, il ne faisait qu’attiser la ferveur. Sans doute est-ce ce précisément ce malaise et cette souffrance qui émeut si fort dans sa voix et sa musique. Il était dépassé par le phénomène. Bien sûr il voulait réussir mais n’était en rien préparé à cette pression et cette transition absolument brutale entre sa pauvreté et sa fortune.
In Utero, en 1993, était donc un album assez douloureux, teinté d’une rage désespérée (qui explose dès l’ouverture dans Serve the servants, Milk it ou Scentless apprentice). Mais le son Nirvana était là, l’harmonie reprenait le dessus (dans Rape me ou Frances Farmer will have her revenge on Seattle) et il y avait de véritables diamants (Heart-Shaped Box, Pennyroyal tea ou Dumb). Mais Kurt Cobain était mal en point. Il avait vécu avec la drogue pendant longtemps (certains font un tantinet abusivement remonter ça à l’enfance lorsqu’on lui administra un traitement contre son hyperactivité). La toxicomanie faisait partie de sa vie dès 1986 et cela s’était aggravé avec la célébrité et l’héroïne. Il s’enfonça dès le lancement de l’album dans la tristesse et connaît les affres de l’addiction. Son comportement devint erratique, il fit des overdoses. Chacun fut témoin de sa douleur, et demeura impuissant. Il était de ces gens que l’on voit sombrer sans pouvoir rien faire. Pendant cette tournée, il fit une première tentative de suicide à Rome. Il s’agissait d’un inéluctable « Rock n roll suicide » comme le chantait David Bowie que Cobain admirait, avec ces paroles prophétiques (« oh no love, you’re not alone… »). Ironiquement il avait repris une chanson du grand David The man who sold the world dans ce disque qui est devenu une référence, publié au moment de sa mort, le somptueux MTV unplugged in New York avec sa version déchirante et prémonitoire de All apologies.
Les derniers jours de Kurt Cobain sont assez obscurs, énigmatiques et propres aux fantasmes. Cela peut donner l’errance du héros de Last Days, prisonnier de sa mélancolie, symbolisée par une grande maison en désordre, faire l’objet d’une enquête controversée au parfum de scandale dans Kurt et Courtney. Cela ne change rien. Le 5 avril 1994, la vie de Kurt Cobain s’achevait dans le fracas d’une balle dans la tête qui sonna peut-être la fin de l’une de ces périodes rares où une génération s’est reconnue dans un homme, une musique.
Comme à chaque fois que l’air du temps s’incarne dans une voix, le destin de ce symbole est absurde, désespéré, injuste et tragique. Mais il représente pas mal de choses, celui du temps d’avant la fabrication de chanteurs à la chaîne et autres foutaises. Pendant un court moment, la guimauve et la facilité n’ont pas imposé leur normes. Le triste destin de Kurt Cobain représente aussi cette parenthèse : désenchantée, certes, mais terriblement salvatrice.
(elle est superbe cette illustration)
Oui !! Merci Holy(me) !!