[mks_dropcap style= »letter » size= »42″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]ue dire sur ce livre, sur ce projet, né d’un quotidien que Frédérique Deghelt vit avec son fils handicapé Jim, que dire sur ces photos qui défilent pages après pages pour ne former qu’un seul et même socle avec les mots ? Il y a une nécessité d’en parler et une retenue aussi. Qui sommes-nous, nous les « normaux » – mot dont j’ai horreur car c’est quoi être normal ? Est-ce « être beau et ne pas baver » comme le dit ce beau Jim en introduction de ce recueil ?
Et en même temps ne serait-ce pas aussi à nous d’en parler ? De tenter de changer le regard de chacun ? Mais quels mots, quels regards supplémentaires et complémentaires pouvons-nous avoir à ceux de Frédérique Deghelt et Astrid Di Crollalanza ?
Je ne peux pas aborder Être beau sans des mots certainement maladroits (petite marque de fabrique chez moi). Je ne peux pas l’aborder sans le « je », sans le « il », de cet ami. Cet ami avec qui je discute souvent de ce regard qu’il porte sur lui et du regard que les autres lui portent probablement. Je dis probablement car de mon côté je ne fais pas attention à ce fauteuil qui l’entoure. Si bien que dans des allées d’un célèbre salon littéraire je bouscule les gens en le poussant parce que je ne perçois pas la place qu’il prend, je fonce dans le tas comme on aime en rire. Je ne fais pas attention à ces regards qu’on peut peut-être poser sur lui, pas parce que je ne vois pas son handicap car je le connais mais et alors ? Qu’est-ce que cela change ? Je veux dire qu’est-ce que cela change sur ma façon de le percevoir ? Rien. Il n’est pas pour moi un homme handicapé, il est pour moi un homme tout court.
Je me souviens alors que j’étais à ses côtés, de cette personne qui s’est mise à lui raconter ses malheurs, comme s’il pouvait comprendre, entendre puisqu’il est en fauteuil. Comme si naturellement il savait ce qu’est le malheur. Ce que j’ai vu dans son regard, à ce moment-là, je ne l’oublierai jamais. Entre la révolte et l’abandon. Fatalité d’un quotidien. Je me souviens aussi de la colère qui m’a envahie en même temps que la retenue de faire un scandale. Je me souviens avoir trouvé cela violent. Je ne comprenais pas et ne comprend toujours pas qu’on puisse se comporter ainsi. Parce que quand je le regarde, moi, je vois simplement l’ami, qui se place face à moi, avec qui je trinque, avec qui je discute, avec qui je pleure parfois aussi. Je vois son sourire, sa malice. Je vois un être comme vous et moi, oubliant qu’il est assis, qu’il a ces gestes retenus parce qu’il les pense maladroits. Alors que moi, je les trouve beaux. Je vois cet ami, en fauteuil oui, et alors ? Je lui ai souvent dit ce que je pensais du regard des autres, de ces cases dans lesquelles la société, les médias, la mode aussi mettent les gens. Petites cases. Toutes petites cases. Étriquées. Nous avons souvent cette conversation. Trouver sa place dans un monde qui semble être inadapté. Mais qui est réellement inadapté ? Certainement pas lui, ni Jim, Koïta, Lucie, Camille, Nicolas, Pauline et Eva, Jérôme C., Anja, Amel, Tanguy, Mathilde, Violette, Jérôme H., Tim, Laëtitia, Delphine, Frédéric ou encore Nicolas H… Ce sont nos esprits, nos idées reçues, notre besoin constant de nous comparer, nous rassurer. De fixer une règle, une norme. C’est cela qui est inadapté.
Souvent, comme d’autres, j’ai dit à cet ami qu’il devait libérer ses gestes. Lâcher toute retenue. Depuis quelques temps, je le vois changer ou plutôt s’accepter tel qu’il est. Un être à part entière. Je le vois être enfin lui. Rayonné. Se sublimer. Être beau. Parce que oui, il est beau.
Beau… Être beau, qu’est-ce que cela signifie ? Entendre ? Marcher ? Avoir les traits lisses ? Savoir faire des gestes ? Voir ? Posséder tous ses membres ? Avoir le nombre de chromosomes exacts ? Faire une taille 34 ? Être adapté à ce que nous considérons être la normalité ?
La beauté ne réside pas là. Être beau est quelque chose plus profond, c’est au-delà de l’apparence, c’est un ensemble. Celui qui rend unique. C’est ce à quoi s’attachent Frédérique Deghelt et Astrid Di Crollalanza. À cet « ensemble qui s’accompagne d’une vision et d’une perception de l’autre », avec la grâce que possèdent ces dix-huit personnes rencontrées. Leur malice, leur espoir, leur sourire, leur force, leur candeur, leur doute, leur sincérité. Elle réside là leur beauté. Dans l’entièreté qu’ils ont donnée à ces deux femmes. À ces craintes qu’ils ont reléguées pour se montrer tels qu’ils sont.
Pendant 3 ans, Frédérique Deghelt et Astrid Di Crollalanza ont photographié, rencontré ces personnes. Elles ont pénétré leur intimité, leur vie, recueilli leurs pensées pour les mettre en mot et en image. Pour nourrir cette réflexion essentielle et faire tomber les barrières. Et dans ce projet, elles sont parvenues elles aussi à lâcher prise, à repousser les limites. À s’inspirer de chacune de ces rencontres pour aller plus loin encore. Là où elles ne pensaient pas que ce projet les mènerait. Elles ont réussi, avec eux, à faire transparaître les âmes, la grâce et à porter l’humanité à son sommet.
Astrid Di Crollalanza ne photographie pas des handicapés, elle photographie des personnes, des âmes qui crèvent le papier. Illuminent un monde. Elle développe la poésie qu’ils inspirent. Celle qui élève le monde, l’esprit, le regard.
Frédérique Deghelt ne parle pas de l’histoire de leurs handicaps ou de l’histoire de leurs différences, ou très peu. Car là n’est pas le but, ni l’idée. Ce qu’elle veut en les racontant c’est montrer leur singularité comme manière d’être au monde. La montrer à nous lecteur mais aussi à eux-mêmes je crois. Elle parle de leur monde, et de la violence, l’injustice, les blessures. Elle raconte leur vie, leur vision. Et la sienne. Elle regarde, observe tour à tour cette femme aveugle qui monte à cheval, ces petites filles qui refusent de porter une robe pour les photos, cette musicienne qui dégage une aura indescriptible, cet homme aux mille visages, cet autre appareil photo en main qui se bat pour voir sa fille, cette petite fille qui danse autour du tulle rouge, celui qui a décidé d’utiliser la technologie pour « réparer les vivants », cette femme petite par la taille mais si grande par ce caractère et son regard déterminé, cet homme qui semble porter une boule de feu dans les mains et en lui.
Ensemble, elles retranscrivent, détaillent et en sortent le sublime. Elles portent une réflexion engagée sur l’esthétique imposée, sur la beauté sociétale, sur nos critères ridicules, sur le regard des autres et la place de chacun. Il n’y aucune curiosité malsaine dans ce projet. Il y a l’envie de porter aux autres la beauté, la vraie « celle qui demeure au-delà des circonstances ». Oser lire ce livre c’est l’assurance de se prendre une pichenette. Même lorsque l’on pense avoir une vision différente de la majorité des autres. On prend conscience, davantage encore de ce monde du paraître. De notre handicap, n’ayons pas peur des mots, qui nous empêchent de regarder et d’accepter l’autre tel qu’il est. De cette difficulté et des combats encore à mener. Mais il en ressort aussi une grande force de vivre, de vaincre, de poursuivre les rêves que d’autres avaient déjà parfois enterré pour eux. Il en ressort une leçon de vie, d’Homme. Il en ressort la beauté des êtres. Celle qui constitue chacun d’entre nous.
Parce qu’être beau, c’est avant tout être soi.
Merci. Pour ce beau texte sur un vrai sujet même (comme il est si bien dit) j’ai le sentiment de n’être pas tombé dans le cliché sur le regard de l’handicap. À méditer : où place t on le handicap ? Je ne le sens pas moins bancal qu’une personne en fauteuil.