[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 1991, Catherine Lara chantait « L’art peut-il servir à quelque cause ? » dans son opéra-rock Les Romantiques. L’œuvre était inspirée de la vie de George Sand qui, au XIXème siècle déjà, se penchait sur la condition des femmes et d’autres questions sociales.
Comme quoi, l’art et la politique, ce n’est pas nouveau.
Mais la littérature ne s’adressait pas forcément à tous. C’est via la chanson que le peuple s’insurgeait des frasques des élites dirigeantes, une tradition perpétuée par les punks, Léo Ferré ou Noir Désir.
Il y a 8 ans, Florent Marchet et Arnaud Cathrine faisaient la synthèse de la littérature et de la chanson impliquées dans la politique, avec le livre-disque Frère Animal, chronique du capitalisme écrasant les individus.
Livre mis en musique puis en spectacle, avec notamment Valérie Leulliot (Autour de Lucie) et Nicolas Martel (Las Ondas Marteles). Tournée. Pause. Puis l’envie d’y revenir.
Frère Animal Second Tour. Chroniquentretien.
Le premier Frère Animal n’était ni un livre, ni un disque, objet trop hybride et incompris du monde culturel, devenu spectacle par hasard puis tournée, le tout dans l’improvisation et le succès.
Le Second Tour est un album au format japonais (CD-Livre au format un peu plus grand qu’un CD classique), comprenant un livret de 50 pages. Littérature et chanson, toujours. Narration par François Morel.
Œuvre élaborée pour être chantée et devenir un spectacle. L’envie de chanter plus : le premier Frère Animal manquait de chansons. Pour rythmer le spectacle, quelques reprises furent nécessaires (de chansons de Dominique A ou de Miossec, Des Hauts, Des Bas de Stephan Eicher).
Au moment de l’écriture, à deux, enfermés dans une maison en Normandie, pendant plusieurs séjours, les textes sont parlés, des phrases deviennent des mélodies. Seuls instruments disponibles : un piano et une guitare.
Les rythmiques sont improvisées avec les moyens du bord, puis avec l’aide de MaJiKer, beatboxer qui a notamment travaillé avec Camille. Une malle devient une grosse caisse. Des spaghettis ou le déclencheur d’un appareil photo argentique deviennent des caisses claires. Un sucrier devient un charley. Les sons sont « naturels, totalement bio ».
Pas envie d’une batterie sur le disque, même s’il y aura un batteur lors de la tournée. Florent Marchet dispose de son studio personnel, il a plus de matériel et il le maitrise mieux. Les chansons sont plus rythmées, catchy, avec des « textures grasses de rythmiques ». Certaines sonorités rappellent néanmoins le premier volume.
Plus de chansons, pour une question de rythme, mais aussi « pour le propos, plus romanesque et la dramaturgie, plus serrée ».
« Il est intéressant de dire certaines choses en chantant ». Les personnages ont parfois besoin de chanter au lieu de dire. L’envie de toucher. Ils ont ainsi réussi à faire dire « bandais-tu souvent ? » à Valérie Leulliot : « J’ai toujours pensé qu’on pouvait trouver la poésie dans le prosaïque (…). Ça reste très classe et élégant » dans l’interprétation. Décontenancée au début, la chanteuse comprend. Julie, son personnage, « investit le champ (chant ?) du désir dans sa parole ».
« On ne veut pas s’interdire des choses. »
Les quatre interprètes originaux reprennent leurs rôles. Le premier volume comportait des rustines de présentation des personnages sur scène. Ici, chaque interprète a son rôle, pour plus de clarté. « On peut creuser les choses et aller au bout d’une logique narrative. »
Chacun des personnages a suivi son chemin. « Entre les deux volumes, les choses se sont durcies, radicalisées. »
Thibaut, le anti-héros, reste un inadapté. Rejeté de la société à sa sortie de prison, son ancienne amoureuse ne l’a pas attendu. Son frère Renaud est revenu de ses ambitions professionnelles et coule des jours heureux dans le mariage avec son compagnon, « il est plus épanoui, marié, son humanité est plus apparente, c’est devenu un type bien ». Son ami d’enfance est devenu le leader local du mouvement d’extrême droite qui a le vent en poupe. « Benjamin est devenu aigri. Il veut une revanche, une revanche aigre. Ces deux personnages ont des itinéraires opposés : l’un est dans l’épanouissement et la réalisation de soi, l’autre est aigri, recherche une revanche et veut le pouvoir ».
Ce dernier rôle est dévolu à Nicolas Martel. Malgré son expérience de comédien, et avec l’ambition d’être moins désincarné que sur le premier volume, entrer dans la peau d’un tel personnage reste une gageure. Des questions se posent. Avec les répétitions, le nœud gordien est tranché par l’intermédiaire de la parole de Valérie Leulliot : « S’il arrive à entrainer Thibaut, c’est qu’il est séduisant. »
Le récit suit une structure comparable à celle du premier volume. Le anti-héros inadapté se fait embrigader dans ce qu’il rejetait dans un premier temps, et c’est par le feu qu’il s’en libère, d’une manière ou une autre : l’incarcération dans le premier volume, la fuite dans le second.
Le fait de voir des flammes fait revenir Thibaut à la raison. Arnaud Cathrine : « Les dramaturgies sont parallèles, mais les conséquences, différentes », complété par Florent Marchet : « Comme dans la vie : on reproduit parfois les mêmes conneries. »
Des motifs reviennent dans les propos et dans les sonorités, donnant un sentiment de familiarité. Des phrases emblématiques du premier volume (« Tu me remercieras plus tard ») sont reprises. « Thibaut s’approprie le discours de Benjamin, il croit qu’il a les moyens d’être l’auteur des phrases. »
L’humour reste présent dans ce nouvel opus, mais il est plus noir et glaçant. Les auteurs font usage de la parodie : « On parodie les gens qui nous font peur. (…) La parodie dit les excès que les gens veulent dissimuler, les dérapages que les gens s’interdisent. Quand on entend les consignes de Benjamin, on ne peut qu’être horrifiés. »
Ici, la parodie n’est pas une caricature : les auteurs se sont documentés pour écrire Frère Animal, pour représenter des réalités précises et contemporaines. « On ne veut pas dire des conneries, sauf quand on parodie ».
Ainsi, c’est en consultant des sites identitaires, qu’ils découvriront les blagues dégueulasses reprises dans le disque, et bien pire. La documentation, c’est une démarche classique qui précède chacune de leurs œuvres. Elle nourrissait leurs discussions. Entre chaque séance d’écriture, chacun devait faire ses devoirs.
Ils ont donc compulsé des ouvrages tels que Marine Le Pen prise aux mots, de Cécile Alduy ou 20 ans et au Front, de Charlotte Rotman.
Des documents où la lexicologie des Le Pen est étudiée, et qui montrent le lissage du discours : en quelques années, le lexique s’est rapproché d’un lexique républicain. Les représentants de mouvements d’extrême droite s’interdisent maintenant de dire certains mots.
Concernant l’extrême-droite, « certaines personnes voient la vitrine propre, jolie, sociale, vaguement de gauche, et elles oublient l’ordure en arrière-boutique ». Et c’est par la parodie que les auteurs nous montrent les coulisses de ces mouvements.
En racontant comment l’extrême-droite profite du désœuvrement pour recruter, n’aviez-vous pas l’impression d’en dresser une image tronquée, montrant un mouvement sans réelles convictions ?
L’extrême-droite n’est-elle qu’un piège ?
FM et AC : L’extrême droite essaie de recruter des gens qui ont fait des études, des jeunes qui veulent des fonctions. Ce sont les seuls qui donnent des responsabilités aux nouveaux arrivants. La jeunesse militante vient de tous les milieux, comme leur électorat. C’est la spécificité du FN 2.0. Le recrutement se fait sur les réseaux sociaux. Une jeunesse qui sait s’y prendre sur Facebook.
En termes de convictions, c’est très hétéroclite. Il y a des personnes qui ont des convictions très fermes et toute une partie de la jeunesse sans grandes convictions qui y va par rancœur, ressentiment, perdition, qui cherche une famille, embobinés par la vitrine, et dégoûtés de la classe politique.
L’extrême droite n’est pas autre chose qu’un piège. Leur seul avantage, c’est de n’avoir jamais eu le pouvoir. Ils disent « essayez-nous. »
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″] « Nous n’allons pas inverser la tendance, nous ne changerons pas le monde. Mais ce disque existe, ça nous suffit. » [/mks_pullquote]
N’avez-vous pas peur de prêcher des convaincus ?
FM et AC : Nous nous sommes rendu compte que dans notre entourage, il y a des gens qui ne sont pas effrayés par la montée du Front National : la communication a été bien faite dans la dédiabolisation. Le match Chirac-Le Pen s’est achevé par un résultat de république bananière, ça les rassure. Si le FN se retrouvait au deuxième tour des présidentielles, les gens ne se mobiliseraient pas. Ils ont moins peur de la montée de l’extrême droite.
Nous n’avons pas qu’une mission électoraliste, nous ne voulons pas convaincre… Peut-être pour les hésitants, ouvrir les débats avec les familles. Nous n’allons pas inverser la tendance, nous ne changerons pas le monde. Mais ce disque existe, ça nous suffit.
Il s’agit d’un roman musical, avec un souci de représentation des choses. Il existe dans les familles des gens qui votent FN. On doit prendre ça en charge. On n’a pas envie de convaincre ou de démontrer des choses. Nous nous devons d’apporter à la représentation l’hétérogénéité des familles. Frère Animal parle aussi de familles, de sang ou amicales.
Aujourd’hui, il y a des gens que le racisme n’agresse pas. Des gens qui tiennent des propos racistes mais restent sympathiques. On peut faire abstraction.
AC : Il y a a trente ans, je cessais de voir une amie parce que son nouveau petit ami militait au Front National. Aujourd’hui, je réagirais sans doute différemment.
FM : L’une des premières personnes à qui j’ai fait écouter les maquettes de l’album est un ami qui avait milité dans le Front National dans sa jeunesse. Je l’ai découvert lors de l’écoute. Il a commencé à se décomposer : il avait été enrôlé en province, après s’être fait casser la gueule par des rebeux. Il a trouvé dans ce parti un écho à sa colère. Il a mis un an pour réaliser sa connerie. Il est parti en se rendant compte de ce que les consignes cachaient en réalité.
Vous avez aussi tenu à montrer l’homophobie présente dans les mouvements d’extrême-droite…
FM et AC : Il existe un lien entre extrême droite et homosexualité, que nous ne nous expliquons pas. Pendant les Manifs pour tous, certaines choses dites auraient dû être interdites. La parole s’est décomplexée à un point pas possible. L’homophobie est moins citée que l’antisémitisme ou l’islamophobie. On a vécu une révolution sociale avec le mariage pour tous et concomitamment, sous prétexte de liberté d’expression, on entend des choses que les gens n’osaient pas dire. C’est une régression moyenâgeuse. On ne pouvait pas faire entrer dans l’œuvre toutes les formes ou toutes les expressions de haine…
Au final, Frère animal, qu’est-ce que c’est ? Un groupe, un collectif… ?
FM et AC : C’est une œuvre créée à deux, incarnée par un groupe. Il y a un tandem créatif avec des libertés narratives, et avec un collectif d’incarnation.
Dans Frère Animal, nos auteurs décrivent ce monde stéréotypé, composé de villes « où il n’y a pas de place pour la singularité », et où l’extrême droite tisse sa toile et attire les personnes dans le désœuvrement. Ils montrent la séduction de ces mouvements, leur action de dédiabolisation, la violence inhérente à leurs convictions réelles et leurs manœuvres pour convaincre les foules, mais aussi l’incompréhension que peuvent ressentir les proches des personnes embrigadées.
Le tout avec de vraies chansons pop, entrainantes, interprétées avec brio.
Subtilité dans le fond, subtilité dans la forme. Mélange de tonalité des voix pour incarner la fraternité, inflexions de voix pour montrer l’attachement (mention spéciale à Bernard Lavilliers), l’interprétation est magistrale. Alternant entre le grandiloquent, le glaçant et l’intime, les sentiments perlent de ces chansons. Les auteurs n’oublient pas l’humour grinçant ou ultra-référencé (le Gibolin des Deschiens), pour créer une œuvre riche qui porte à la réflexion sur des rythmes entrainants.
La fin ouverte et Renaud qui lit à la fin du spectacle une lettre mentionnant « Je veux croire que quelque chose t’attend » nous laissent espérer une suite à cette belle œuvre… Croisons les doigts pour ne pas attendre huit ans de plus pour écouter et lire les nouvelles aventures de Thibaut et de sa famille de cœur.
Un grand merci à Mathilde et Jennifer pour leur accueil, et surtout à Arnaud Cathrine et Florent Marchet de m’avoir accordé les deux entretiens nécessaires pour répondre à toutes les questions que je voulais leur poser.
Le mot de la fin leur revient :
« Notre but ultime n’est pas forcément électoraliste, pas uniquement militant.
Nous avons voulu donner quelque chose qui nous ressemble, le résultat de nos préoccupations. »