Faire de la littérature avec méthode. Voilà sans doute ce qui définirait à merveille le travail d’Hélène Gaudy dont j’avais particulièrement apprécié Un monde sans rivage, fantastique récit de l’expédition de trois explorateurs suédois partis découvrir, sans malheureusement revenir, le pôle Nord en montgolfière. Cette méthode Hélène Gaudy la définit elle-même, dans Archipels, ce texte intime qui paraît aux Éditions de l’Olivier en cette rentrée littéraire 2024, comme «l’accumulation des preuves sur les inconnus que nous avons été ». Mais cette fois, point d’explorateur lointain, elle s’attache à découvrir qui est son père et non pas comme le ferait rétrospectivement quelqu’un qui vient d’être confronté à la perte d’un être cher, mais par des rencontres avec celui qu’elle devrait pourtant bien connaître et dont elle sait finalement si peu de choses ou si mal.
Et accumuler des preuves avec Jean-Karl, le père, c’est un exercice particulièrement facile car l’homme est un accumulateur compulsif, une de ces personnes qui ne jettent rien, dont l’espace vital se sédimente (va pour l’horizontal !) ou organise des empilements plus ou moins risqués (on peut aussi tenter la verticale !) afin de garder autour d’elles ces choses qui d’une certaine manière les constituent, les racontent. Ce père poète (il a écrit quasiment toute sa vie un poème par jour !), peintre et amoureux de la vie a soigneusement archivé « ces versions antérieures de lui-même », dans un atelier séparé de sa maison, un atelier dont l’âge désormais le tient éloigné et qui se dresse fragile et magnifique, telle une de ces vanités qui ont fait les délices des peintres du XVIIème siècle. D’abord prudemment puis avec de plus en plus d’assurance ou de légitimité pourrait on dire, Hélène Gaudy, autorisée par cet homme fantasque et engagé qui prend peu à peu conscience que tout ce fatras devra bientôt partir avec lui, tente de retrouver voire de trouver son père ou plus exactement de faire apparaître les multiples personnes qu’il a été.
« Accumuler c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer. »
─ Hélène Gaudy, Archipels
Dans cette matière inépuisable, tirant le fil de nombreuses pelotes, Hélène Gaudy nous livre un récit pudique, profond et juste sur ce qui constitue une vie, sur ces multiples formes que nous prenons successivement tels des créatures mythologiques et qui, mises les unes au bout des autres, dessinent un trajet de vie, une histoire. Remontant du grand-père au père l’autrice, fille unique, s’approche de ces figures familiales, semble prête à atteindre l’épicentre, à faire jaillir une vérité, puis est finalement rejetée sur les marges par un souvenir ou une phrase griffonnée qu’elle peine à faire coïncider avec le reste et, telle la vague, reflue et s’en éloigne à nouveau. Et si ceux d’avant ont pratiqué avec brio l’art d’accumuler, seule une âme de collectionneuse peut à leur suite emprunter ce chemin de l’observation, du détail afin d’essayer de les saisir et de se saisir en même temps. Ce que nous découvrons aussi, nous lecteurs, pendant qu’Hélène Gaudy s’approche de l’homme qui l’a engendrée, c’est que son écriture n’est pas étrangère à cette discipline de l’accumulation. Touche après touche, fragment après fragment, elle constitue finalement son œuvre de la même manière progressive, au fil de la plume, en ajoutant, apposant, confrontant. Dès lors, un second atelier s’entrouvre sous nos yeux après celui du père artiste, celui de la fille écrivaine enquêtrice.
Car en effet la grande question que pose ce texte extrêmement riche en sensations, émotions, et qui renvoie régulièrement chacun à sa propre famille, à son île, à son histoire, c’est la question de la transmission. Est-ce que nos souvenirs voyagent d’une génération à une autre se demande Hélène Gaudy ? Que reste-t-il en nous de ce que ceux qui nous ont précédé ont été ? Et de se dire que la situation est bien paradoxale : celle de devoir un jour, alors que cette quête du contenu de la transmission n’est jamais achevée, se débarrasser de ce que la génération précédente a conservé, ces choses, ces traces farouchement retenues contre le flux et le grand ménage du temps et qui ne peuvent être conservées intactes sauf à devenir trop envahissantes comme on roulerait une boule de neige collant les flocons les uns sur les autres . In fine ceux qui sont encore jeunes devront un jour se charger de mettre un terme au désir de la personne en voie de disparition en se débarrassant de ses objets, papiers, merveilles dont la valeur ne réside que dans ce désir qu’ils en ont eu à un moment de leur vie ….
« On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers. »
─ Hélène Gaudy, Archipels
Pourtant quels éclats de lumière Hélène Gaudy nous transmet quand elle recopie in extenso des pages du journal de son père, notamment celles de ses années algériennes où jeune instituteur il regardait avec acuité mais impuissance la grande Histoire s’enliser dans des impasses sanglantes ! Avec quelle fragilité elle exhume les émois naissants et les histoires d’amour manquées, invitant chacun à chercher dans son parcours ses propres embranchements, les carrefours choisis ou subis qui ont ouvert sur autre chose! Découvrant pour nous et en même temps que nous celui qu’elle a toujours connu, Hélène Gaudy déjoue les effets d’optique du temps, approche de tout près, subtilement et avec une grande sensibilité ce qui fait le contenu d’une vie ce qui permet de dire, une fois que le rouleau de parchemin arrive presque à sa fin, que l’on a vécu, que l’on a été vivant.
« Les parents sont des mégalithes dans notre champ de vision . On passe sa jeunesse à tenter de voir le paysage qu’ils nous cachent, et puis, un jour, ils sont devenus de toutes petites pierres, des cailloux. Là seulement, on peut les prendre dans la main, toucher leur texture et leurs failles. Regretter de ne pas l’avoir fait plus tôt, quand ils étaient immenses, quand tout était devant eux encore.
Le paysage semble soudain bien vide. Ils ne le masquaient pas, ils l’habitaient. Maintenant, ce sont eux que l’on voudrait saisir, retrouver. »
─ Hélène Gaudy, Archipels
Un fort bel hommage à un père singulier et attachant, une réflexion intime sur nos vies fragiles, ces petits archipels si facilement submersibles…