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Aujourd’hui, Olivier Paquet nous emmène dans un futur proche, celui des intelligences artificielles incarnées ici par Novice, un chat siamois robot et assistant de Julie, jeune ingénieure parisienne en quête de réponses scientifiques sur l’île d’Oléron.[/mks_pullquote]
« Une impulsion naturelle » d’Olivier Paquet
[dropcap]L[/dropcap]e vent côtier rend fou le chat siamois de Julie. Les oreilles de l’animal s’agitent dans tous les sens et il se frotte sans cesse contre ses jambes.
« Du calme, tu vas retrouver une connexion bientôt, je vois un pin maritime pas loin. »
En guise de réponse, Julie récolte un miaulement rauque qui s’entend comme de la désapprobation, si ce n’est de la nervosité à en juger par ses yeux bleus exorbités. Apparemment, il aurait souhaité qu’elle prenne un drone pour atterrir sur l’île d’Oléron. Le principe de la préservation d’un espace naturel lui échappe beaucoup encore. Tant mieux, la machine apprendra. Julie préfère la marche, même si elle se contente ici des chemins balisés plutôt que de fendre à travers champs. En s’approchant de la côte, les genêts se mêlent aux œillets et aux orchidées, dispersant des pointes de rose et de bleu dans le paysage. Même sur le versant de l’estuaire, les parfums d’iode dominent et le chat s’arrête souvent, le nez en l’air, pour humer ces odeurs étrangères.
Quand il est à portée de l’arbre, celui-ci émet un discret tintement électrique.
« Ne prends pas trop de temps à te synchroniser, cherche seulement le chemin vers l’exploitation de Le Guennec. »
La machine répond par un ronronnement mécanique puis lance ses requêtes en utilisant les implants réseau installés sur l’arbre. Julie en profite pour admirer le paysage, écoutant au loin les vagues douces s’écrasant sur les rochers. Elle ne regrette pas sa décision.
Peu importe la période de l’année, les labos parisiens du LISAS étaient glacés. Julie préférait l’hiver, la différence de température était moindre, mais une fois, elle avait travaillé avec des mitaines durant le mois d’avril. Même s’il fallait réfrigérer les équipements électroniques en permanence, les conditions de travail n’avaient rien d’agréable et paraissaient même extrêmes. En plus, la chercheuse s’occupait de micromachines marines qu’elle testait dans de grands bassins d’eau froide. L’humidité allait lui ronger les os, pensait-elle souvent, puis ses araignées adoptaient un comportement imprévu et elle oubliait ses frissons.
Quand elle avait été acceptée au LISAS, Julie débordait d’envies, elle imaginait participer à l’élaboration d’un nouveau genre d’intelligences artificielles, capables de dialoguer avec les humains comme des majordomes virtuels dispersés partout. La réalité l’avait rattrapée. L’industrie se concentrait sur le concret, les drones fonctionnant sur une base coopérative avec des IA basiques. Les applications ne manquaient pas, notamment pour la pollinisation, mais les projets ne soulevaient pas l’enthousiasme.
Un chien aboya dans le couloir quand Julie posa ses affaires dans le vestiaire.
« Je pourrais te dénoncer pour harcèlement, Gilles. Ton familier s’intéresse trop à moi.
— Tant qu’il ne te monte pas dessus, commenta le chef de labo en caressant l’animal mécanique.
— Vu son poids, j’irais directement à l’hôpital.
— Les structures en aluminium de son squelette ont bien allégé la machine, mais tu ferais un tour à l’infirmerie, c’est vrai. »
Seuls les chercheurs seniors comme Gilles avaient droit à des recherches plus avancées. On racontait qu’il participait au SuperBrain Project, à l’élaboration d’une IA qu’on laissait se développer sans l’orienter, comme un enfant que ses parents surveilleraient de loin.
« Mon chat pèse quinze kilos, je pourrais descendre à dix si on m’autorisait.
— Termine déjà ton projet sans dépasser le budget.
— C’est sûr que je n’ai pas la même chance que vous. Pas de fonds illimités pour les femmes.
— Tu sais très bien que ce n’est pas ça.
— Je m’ennuie. »
Gilles massa le cou de son doberman qui finit par bâiller en tirant la langue. Il paraissait vraiment désolé : « Je ne peux rien te promettre. Nos chefs ont tellement peur des fuites. La tutelle, c’est pire : s’ils ne comprennent pas, ils interdisent.
— Dans le privé, j’aurais un meilleur salaire, même pour m’occuper d’araignées artificielles.
— Sois patiente. »
Il avait l’air sincère. En fait, il l’était.
La cabane ostréicole ne peut pas être découverte par hasard, tant le chemin pour y parvenir accumule les détours dans les anciens marais salants. Elle émerge au loin, étonnante sentinelle abandonnée près de la mer, à la fois étrangère et familière aux lieux. Le bois a noirci, on distingue à peine le bleu vert qui recouvre les lattes ; la mousse s’est emparée du toit au point de le transformer en tapis végétal. Julie s’attend à un confort rustique et à un accueil bourru : le touriste n’est pas le bienvenu.
« C’est bon, dit la jeune femme à son familier, tu m’as bien guidée. »
Elle s’accroupit pour lui caresser la nuque, mais l’animal demeure nerveux. Les rares pins se trouvent loin, on les aperçoit sur la colline trois cents mètres plus au nord.
« Ne t’inquiète pas, tu retrouveras l’abri du réseau bientôt. Reste avec moi pour l’instant. »
Un grincement de porte fait sursauter le chat qui rase le sol autour de sa maîtresse. L’homme qui sort de la cabane impressionne avec sa forte carrure, sa barbe épaisse et son gros pull de laine rouge. Il s’arrête au bout de cinq mètres pour interpeller Julie : « Qui êtes-vous ?
— On m’a suggéré de venir.
— Je n’ai rien demandé.
— Vous n’êtes pas du genre à vouloir de l’aide.
— C’est Boris qui vous a renseigné, c’est ça ? Les mareyeurs ne savent pas la fermer. Qu’est-ce que vous me proposez ?
— J’ignore tout de votre situation. Disons que j’ai eu une intuition. »
L’ostréiculteur est décontenancé, au point de reculer d’un pas, à la manière d’un ours déséquilibré. Julie en profite pour s’approcher.
« Je suis ingénieure.
— Les gens de l’IFREMER, je les chasse à coups de pied. Ce sont eux qui ont imposé l’élevage en eaux profondes, plus personne ne le faisait sur la côte. N’empêche que je n’ai pas souffert de la vibriose et tous ceux qui n’étaient pas sur estran ont dû arrêter. Repartez !
— Je m’occupe d’intelligences artificielles. »
L’homme avise le chat qui se cache dans les jambes de la jeune femme et le regarde peureusement.
« Comment vous savez ?
— Quoi ?
— Que j’utilise des machines. Je ne l’ai dit à personne quand j’en ai trouvés dans un camion.
— Je ne fais pas partie de la police, vous pouvez dire les avoir volées. Le LISAS dispose d’une antenne à La Rochelle.
— Je ne m’en serais pas sorti tout seul, l’île a été abandonnée après l’épizootie. Les gens étaient dégoûtés.— Alors, vous me montrez le problème ? »
Au bout de six mois, une fois les araignées d’eau livrées pour un test en conditions réelles dans l’océan, Gilles autorisa Julie à descendre dans les étages afin d’accéder aux quartiers consacrés au BrainProject. Il avait des allures de voleur et baissait la tête à chaque contrôle de sécurité.
« Toi, tu as fait une bêtise.
— Non, non, Julie, tout est en règle. Tu ne m’avais pas dit que tu venais avec ton familier.
— Maintenant qu’on lui confie toutes nos données personnelles, je ne m’en sépare plus. C’est mon coffre-fort portable.
— L’IA peut réagir à ta machine.
— Elle va l’attaquer ?
— Son comportement n’a jamais été agressif jusqu’ici, mais nous, on préfère ne pas prendre de risque. »
Julie réussit à convaincre Gilles de tenter l’expérience, elle débrancha juste les routines éthologiques qui pouvaient provoquer des réactions imprévues chez l’animal. Le familier l’accompagnerait, enregistrerait les données et c’était tout. Quand elle se retrouva au milieu des autres chercheurs après le dernier contrôle de sécurité, la plupart tiquèrent en voyant le chat trottiner à côté, mais aucun ne remit en question le choix de Gilles.
Finalement, le cœur du labo ne différait pas fondamentalement de ce que connaissait Julie. Là aussi l’atmosphère était humide à cause d’un vaste bassin central et tout le monde frissonnait. Par contre, pas de petits robots qui se partageaient le fond, pas de crabes se dandinant pour grimper sur leur voisin, mais plutôt de grandes unités de calcul immergées reliées entre elles par des tubes fluorescents vert amande. Des voyants violets clignotaient un peu partout.
« C’est elle ?
— Ou il, ou n’importe quoi d’autre. On peut lui laisser le soin de choisir. Nous, on l’appelle Novice. Cela résume bien le projet.
— Vous en êtes où ?
— Franchement ? Nulle part. Nos rapports disent que Novice en sait autant qu’un enfant de dix ans, mais cela ne se traduit pas dans une interaction avec nous. Si cette IA a développé une conscience, alors elle nous ignore. »
Des bulles se formèrent dans le bassin autour des unités de calcul. Le chat de Julie s’assit, les yeux fixes.
« Et ça ?
— Un dégagement de chaleur qui produit de la vapeur d’eau, rien que du normal. Regarde, tous les voyants restent au violet. Tu sais, je crois que Novice se moque de nous.
— Peut-être que vous ne lui proposez rien d’intéressant. Comme moi, Novice s’ennuie. »
Gilles rit : « Sans doute, hélas les protocoles sont très stricts. Le monde extérieur lui est interdit au nom du principe de précaution.
— Des fois que lui prenne l’idée d’exterminer l’humanité ? Si j’étais enfermée dans un laboratoire pendant des mois, j’aurais des envies de meurtre, moi aussi. »
Le chercheur senior éclata de rire à nouveau, accompagné par les autres membres du labo. Seul le chat de Julie restait impassible, les oreilles tournées vers les capteurs à l’extérieur du bassin. Pendant un court instant, ses yeux passèrent du bleu au violet.
L’ostréiculteur s’appelle Yvan et malgré toutes les assurances de Julie, il affiche de la méfiance en faisant visiter ses claires. Il a accepté de fournir des bottes trop grandes à la jeune femme, tout en bougonnant. Traversant les bassins, elle part à la recherche des robots–araignées qui se baladent entre les poches et les prend un par un pour les apporter à son familier. Les machines se débattent mollement, à peine gênées par les manipulations.
« Alors ? demande Yvan.
— Mon chat doit analyser les données. En tout cas, sur le plan mécanique, je n’ai rien détecté d’anormal.
— L’eau est moins limpide. Au niveau bactériologique, tout va bien, mais les robots ne font plus leur travail comme avant.
— Les algues sont bien coupées et l’argile a l’air suffisamment remuée pour disperser le plancton. La salinité n’a pas bougé.
— Peut-être que les machines ont attrapé un virus. »
Julie sourit, même si l’hypothèse ne lui paraît pas idiote. Un biologiste marin saurait l’aider, à condition que l’ostréiculteur accepte. Une fois la dernière araignée analysée, le chat se couche dans l’herbe pour traiter les données tout en économisant son énergie. Son flanc s’ouvre pour mieux dissiper la chaleur et activer des panneaux solaires.
« C’est limite angoissant, commente Yvan.
— Vous préféreriez qu’il se branche sur une prise électrique ? La facture serait bien plus angoissante, croyez-moi. »
Après une vingtaine de minutes, l’animal reprend son apparence normale et se relève. Sans un bruit, il court de l’autre côté du bassin, suivi par Julie et un Yvan qui traîne des pieds. À mi-hauteur de la colline couverte de salicorne, le chat flaire le sol près d’une souche.
« Il a trouvé des produits toxiques ? Je l’aurais parié, certains ostréiculteurs n’ont pas accepté que je continue. Ils doivent empoisonner le marais.
— Calmez-vous, dit Julie. Il y avait des arbres ici, non ?
— Il y a cinq ans, on a coupé la forêt pour un projet immobilier qui a capoté avec la crise. C’est pour ça que j’ai pu récupérer cette cabane, le prix était bon. »
Julie s’accroupit et caresse son chat. Elle regarde au fond de ses yeux devenus d’un violet intense.
« Cette forêt purifiait le sol et filtrait les eaux de pluie qui alimentent vos bassins. Ne cherchez pas plus loin.— Comment vous savez ça ? Vous vous y connaissez en agronomie ?
— Pas du tout, vos robots l’ont interprété à partir des données qu’ils collectent. Ils compensaient en agitant la vase à un rythme de plus en plus soutenu, mais cela n’a pas résolu la pénurie de plancton. Ils ont demandé à mon familier de vérifier leur hypothèse en amont. Le reste, je peux le déduire.
— Vous savez qu’on pourrait vous traiter de sorcière ? »
Julie préfère ignorer la remarque. Elle se redresse et admire les reflets bleu vert de l’estuaire et les côtes de l’île de Ré au nord d’Oléron. Les terres arasées tranchent avec la quiétude des marais dont les eaux se rident sous l’effet du vent marin. L’anomalie se discerne à peine dans ce paysage tranquille aux effluves iodés. Finalement, ces machines sont bien plus intelligentes qu’elle imaginait. Elles ne se sont pas contentées du marais, elles ont pris en compte l’écosystème, depuis la forêt jusqu’à l’océan. Une véritable osmose avec les éléments naturels.
Dans le RER la ramenant chez elle, Julie déprimait, la tête collée contre la vitre qui se couvrait de buée. Le fameux grand projet lui paraissait trop cloisonné, trop sécurisé, au point de perdre toute saveur. Pourquoi vouloir laisser une intelligence artificielle se développer de manière autonome si c’était pour l’enfermer dans un laboratoire ? Même un bébé, on le promène en poussette au parc. Novice pouvait envier les araignées de mer que Julie avait mises au point : elles connaîtraient l’extérieur.
Pour ne pas inquiéter les passagers, la jeune femme avait placé son familier dans un sac trolley. Le chat miaulait avec inquiétude et suscitait la commisération des voyageurs. Feraient-ils de même s’il déployait ses panneaux solaires ?
Au final, Novice demeurait un projet tout à fait inutile, un jouet pour des chercheurs. Julie en venait à souhaiter qu’un jour, quelqu’un du ministère coupe les budgets pour priver les garçons de leur joujou. Dès qu’elle arriva au pied de son immeuble, elle libéra son familier qui tourna autour d’elle en poussant des cris déchirants.
« Mais tu vas te calmer, oui ? »
Il la suivit quand même dans l’ascenseur. Sur le palier du cinquième étage, Julie attendit que le chat déverrouille la serrure pour entrer dans son appartement, mais l’animal s’assit à côté de la porte et ne bougea plus.
« Qu’est-ce que tu as encore ? »
Pas de réponse, juste un éclat violet dans les yeux et pas du tout son bleu habituel. La machine ouvrit la gueule et le bruit de la mer en sortit, un son ample de vagues douces, quelque chose qui n’avait pas la vigueur de la Manche, ni le clapotis de la Méditerranée ; l’écho du ressac sur la plage, un rythme, une respiration qui s’imposait, gonflant les poumons d’une énergie irrésistible et sauvage. Un appel vers la côte, vers l’horizon, une urgence à ne pas rentrer chez soi, à partir tout de suite, sans aucun bagage, comme sous l’effet d’une impulsion naturelle.
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Merci à l’auteur et aux Éditions L’Atalante
Photo : Stephane Tampigny / Pixabay