[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8E6652″]L[/mks_dropcap]a vie n’est pas un long fleuve tranquille. Et la nature dépouillée d’humanité peut se révéler hostile, voire cauchemardesque. Entre deux parenthèses oniriques et sur fond de ciel étoilé, Intempérie (Aire Libre), rude récit de Javi Rey, offre cependant des raisons d’espérer dans un monde de brutes. D’après le roman de l’Espagnol Jesús Carrasco.
Lui n’a pas de nom. On l’appelle Petit. Ou Sale Bâtard. Pour nous, qui sommes les témoins impuissants de sa longue descente aux enfers, c’est un enfant. Tout simplement. Un enfant abandonné à son triste sort d’enfant violenté, esclave d’un monde d’adultes sans pitié qui s’amusent avec lui comme le ferait un chien avec une vieille balle de tennis. Lorsque, terrorisé, le tout jeune garçon prend la décision de fuir ses persécuteurs, ces derniers se lancent à sa poursuite pour ne pas perdre la face et lui faire payer ce tour de passe-passe. Un os à ronger, voilà ce qu’il représente à leurs yeux. Ni plus, ni moins. Pour le Petit, le nouveau monde vers lequel il chemine devra donc attendre que les comptes soient définitivement réglés dans l’ancien monde.
Entre ces deux mondes où tous les coups sont permis, se dresse un paysage rural hors-norme, constitué d’un village fantôme, d’un sol aride et inhospitalier, d’un château en ruine, d’une vaste plaine miséreuse faite de sable et de cailloux. Cet environnement quasi désertique, où l’on est si vite exposé au danger, c’est le personnage central de la bande-dessinée. Ainsi d’ailleurs qu’il l’explique à la fin de l’ouvrage, au fil d’une interview croisée avec Javi Rey, le romancier Jesús Carrasco a puisé dans sa propre enfance pour imaginer cette campagne confrontée aux éléments, à l’inclémence, aux intempéries : « c’est le récit d’un environnement, de la manière dont les personnages évoluent dans un contexte donné ». De ce point de vue, les rêves de l’enfant – qui s’imagine parfois gambader sur un plateau verdoyant et parfumé – forment un contrepoint saisissant.
Dans le rôle de l’épouvantail traquant le Petit, l’alguazil (ancien fonctionnaire de police et de justice) prend une forme tantôt humaine, tantôt effrayante couleur rouge sang. Associé à une mise en couleur solaire, le coup de crayon simple et expressif de Javi Rey donne juste ce qu’il faut d’émotions à l’histoire.
Sur sa route, l’enfant a la chance de croiser un vieil homme et son maigre cheptel de chèvres… Assurément, tout comme le Petit, le berger a un nom. Mais il ne le donnera pas. Même s’il n’aime pas que l’enfant l’appelle « Monsieur ». Question de pudeur, d’humilité. Peut-être aussi ne veut-il pas trop en dire, préférant se situer dans un juste milieu pour ne pas trop s’attacher. Pourtant, le berger solitaire ne pourra s’empêcher de venir en aide à l’enfant, tel un sacerdoce. Il n’hésitera pas ainsi à faire rempart de son corps pour sauver l’adolescent. Question de principe envers un « fils de Dieu » parmi d’autres. Mais attention, quand la rage le prendra au ventre, il n’hésitera pas non plus… Fils de Dieu ou pas.
L’histoire graphique que nous livre Javi Rey (dessinateur d’Un maillot pour l’Algérie, chez Aire Libre) est donc à la fois belle, tragique et riche d’enseignements. La survie, l’amitié, la transmission des savoirs et le lien intergénérationnel, la compassion mais aussi la sauvagerie des hommes – dont nul personnage n’est exempt dans le récit – sont autant de points d’accroche de cette intéressante bande-dessinée, qui se lit d’un trait… de crayon fugace, affûté et futé.