[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]orsque l’on s’intéresse de près à la musique, de sa genèse jusqu’à son rendu final, on peut difficilement s’empêcher de vouloir imaginer le fonctionnement interne des groupes qui en sont les auteurs. C’est notamment le cas lorsque le processus créatif concerné s’appuie sur un binôme fondateur, et dans ce cadre précis, toute l’Histoire de la pop et du rock regorge d’exemples de collaborations aussi miraculeusement symbiotiques qu’antagonistes voire fratricides.
Cela paraît relativement simple si l’on pense, même schématiquement, aux illustres tandems Lennon/McCartney (l’énergie rock frottée à l’invention pop) chez les Beatles, Jagger/Richards (la sexualité animale alliée à la rugosité primitive) pour les Rolling Stones ou même Morrissey/Marr (le lyrisme acerbe juché sur une dynamique élégiaque) chez les Smiths. Ça l’est nettement moins si l’on songe aux attelages œuvrant dans le domaine des musiques électroniques récentes où, de Daft Punk aux Chemical Brothers, la formule double est également source de fantasmes : par principe, leurs méthodes de travail restent souvent opaques, une caractéristique renforcée par une dimension visuelle rarement explicite sur la répartition des rôles au sein de telles formations.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]À[/mks_dropcap]cet égard, l’exemple du duo français Air est particulièrement éloquent, regroupant à lui seul, toutes proportions gardées, la plupart des traits évoqués plus haut. Pourtant, ce nom ne sera à l’origine que celui du projet solitaire d’un certain Nicolas Godin qui, devant le succès très prometteur de son premier titre sorti en 1995, l’hypnotique et aérien Modulor Mix, invitera son ami Jean-Benoît Dunckel à le rejoindre pour étoffer l’affaire.
[mks_pullquote align= »left » width= »260″ size= »20″ bg_color= »#A801A8″ txt_color= »#ffffff »] »Pop solaire ciselée et ambiances cinématiques enivrantes »[/mks_pullquote]
C’est après plusieurs singles de rodage de cette nouvelle formule, idéalement compilés sur le EP Premiers Symptômes, que le tandem rencontrera la gloire internationale dès 1998 avec son premier véritable album, le désormais mythique Moon Safari : entre pop solaire ciselée et ambiances cinématiques enivrantes, Air réussira l’exploit de s’inscrire dans la mouvance triomphante de la French Touch d’alors, tout en proposant une alternative rêvée et contrastée aux élans plus frontalement électroniques de ses acteurs majeurs.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es deux multi-instrumentistes transformeront l’essai avec une partition diamétralement opposée, inspirée du premier long-métrage de l’américaine Sofia Coppola, le poétique et désenchanté The Virgin Suicides : sans se départir de la dimension rêveuse de leur musique évocatrice, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel en explorent une facette à la fois plus sombre et plus profonde, qui sera plus amplement développée encore sur leur album suivant, le très ambitieux 10 000 Hz Legend. Entre folk neurasthénique, rock illuminé et envolées majestueuses, ce deuxième long format chanté, s’il ne rencontrera pas le même succès commercial que les deux disques précédents, installera durablement la réputation de créateurs originaux et iconoclastes du duo, tout en affirmant leur refus de reproduire les stigmates d’une formule qui avait déjà fait ses preuves.
[mks_pullquote align= »left » width= »260″ size= »20″ bg_color= »#A801A8″ txt_color= »#ffffff »] »Pics émotionnels à fleur de peau et recherches musicales travaillées »[/mks_pullquote]
Le sommet de leur complémentarité idéale prendra la forme de l’excellent Talkie Walkie qui, en 2004 et sous la houlette du célèbre producteur Nigel Godrich, complice des défrichages sonores ourdis par les anglais de Radiohead, synthétisera à la perfection la dualité singulière de leur irrésistible univers, refusant de trancher entre pics émotionnels à fleur de peau et recherches musicales travaillées. Fondant dans un même moule approche pop accrocheuse et sculpture sonore ouvragée, ce disque d’une intensité remarquable marquera également un point de non-retour pour les deux français, qui prendront ensuite un virage plus abstrait, en référence directe à leur fascination commune pour les formes les plus radicales de l’art contemporain.
Bien que réalisé par le même Godrich, le vaporeux Pocket Symphony de 2007 semble ainsi rompre l’équilibre patiemment élaboré sur son prédécesseur pour plonger dans un minimalisme à la fois plus intimiste et plus sobre, sous haute influence de la musique traditionnelle japonaise. Comme si l’année précédente, la conception chiadée et inspirée du grand retour de Charlotte Gainsbourg à la chanson, via le magnétique 5:55, les avait laissés exsangues et, comble parmi les combles, en manque d’air.
[mks_pullquote align= »right » width= »260″ size= »20″ bg_color= »#A801A8″ txt_color= »#ffffff »] »Charme immédiat et insolent, sensualité chaleureuse et diffuse »[/mks_pullquote]
Car si les réussites formelles sont bien au rendez-vous, notamment sur la mélodieuse Mer Du Japon et, surtout, l’hypnotique Once Upon A Time, traversée par la pulsation métronomique du batteur afro-beat Tony Allen, on sent implicitement que Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel cherchent à élargir leurs horizons esthétiques, au risque de s’éloigner du charme immédiat et insolent qui était jusqu’alors la caractéristique majeure de leur oeuvre commune, tournant le dos à une sensualité chaleureuse et diffuse pour embrasser une démarche moins figurative et, osons le terme, plus décorative.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans ce contexte, le relativement décevant Love 2, auto-produit et réalisé dans leur propre studio monté pour l’occasion, verra poindre une certaine routine dans leur fonctionnement, tout en laissant apparaître les coutures de leurs méthodes rituelles. Si le talent est toujours bien là, évident et crâneur, entre confection d’ambiances feutrées et troussage de mélodies évanescentes, on sent que le cœur n’y est plus. Comme pour boucler un cycle, quatorze ans après Moon Safari, le duo redressera la barre en 2012, le temps d’un Voyage Dans La Lune, bande-son âpre et hantée accompagnant une version restaurée du film du même nom, réalisé par le pionnier George Méliès en 1902.
L’activité conjointe du tandem marquant le pas, Jean-Benoît Dunckel sera le premier à concrétiser ses projets parallèles. Si, dès 2006 et sous l’alias Darkel, variation suggestive de son propre patronyme, notre homme avait déjà exprimé une facette plus noire de sa personnalité en dehors du giron de Air, c’est au travers de deux nouvelles collaborations extérieures qu’il trouvera le moyen de s’affranchir encore davantage de la tutelle de son prestigieux passif : tout d’abord en compagnie de la britannique Lou Hayter, avec qui il sortira en 2013 un magnifique album de pop électronique et ombrageuse sous l’identité Tomorrow’s World, puis l’année suivante avec l’islandais Barði Jóhannsson pour Starwalker, bannière sous laquelle cet autre tandem s’inventera une fantasmagorique échappée alternative, distillant toutes les saveurs de leurs obsessions respectives, entre électro planante et bombinettes acidulées.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est dans la foulée de la plantureuse compilation Twentyears, retraçant le foisonnant historique de Air au travers de ses deux décennies d’existence, et à l’issue d’une tournée mondiale anniversaire montée spécialement pour célébrer l’événement, que Jean-Benoît Dunckel annonça à l’automne dernier la parution à venir de H+, premier album à sortir sous son véritable nom seul.
Hold On, le premier extrait dévoilé début décembre, avait de quoi faire saliver d’avance les fans du bonhomme : sur une mélopée pianistique entêtante chevauchant une rythmique chaloupée et subtilement nimbée d’effets électroniques, le chant androgyne et perçant de Dunckel s’élève, telle une prière déchirante et manifestement exaucée, comme la récompense à une supplique destinée à un Créateur hypothétique et fantasmé : « My daddy, my daddy / Sent me something to hold on » (« Mon père m’a envoyé de quoi tenir »).
Avec cette entrée en matière idéale, que l’on retrouve en introduction de l’album, le français tient peut-être sa mélodie la plus incisive et bouleversante depuis le Venus qui ouvrait les hostilités sur Talkie Walkie quatorze années plus tôt.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l faut souligner ici que ce qui impressionne d’emblée sur ce disque, en apparence simple et direct, mais dont la complexité s’avère prodigieuse au fil des écoutes, est l’interprétation sans afféterie aucune de JB Dunckel : souvent portée par des effets inventifs et travaillés du temps de Air, sa voix apparaît la plupart du temps dans son plus simple appareil, dévoilant dans le même mouvement fière assurance et fêlure assumée.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à la suite de cette (re)prise de contact prometteuse, H+ ne déçoit pas, bien au contraire. Porté par une basse vrombissante, Love Machine dresse un monolithe coloré et synthétique, tandis que la beauté suspendue de The Garden, toute en claviers ouatés et cordes graciles, expose généreusement les questionnements les plus profonds de son auteur, qui y teste ses propres limites : « Imagine what I could do » (« Imaginez ce que je pourrais faire »).
[mks_pullquote align= »right » width= »260″ size= »20″ bg_color= »#A801A8″ txt_color= »#ffffff »]« Dunckel ose ici l’impensable : un concept-album gavé d’optimisme contagieux et euphorique »[/mks_pullquote]
À rebours des catastrophes prédites par certaines dystopies à la prescience pourtant cruellement réaliste, du flippant 1984 de George Orwell à l’anxiogène série télévisée Black Mirror, le facétieux Dunckel ose ici l’impensable : un concept-album gavé d’optimisme contagieux et euphorique. Dans sa seconde moitié, H+ imagine même la possibilité d’un paradis tangible et accessible à tous, bravant le stress hystérique de l’air du temps comme sur l’épique Slow Down The Wind, aux nappes synthétiques virevoltantes, ou flattant les immenses possibilités du libre arbitre comme sur le merveilleux Space Age, porté par une guitare lumineuse glissant sur des cascades de claviers étincelants : « Turn this bloody page / Play on a bigger stage » (« Tourne cette putain de page / Joue sur une plus grande scène »).
Il serait facile, à ce stade, de moquer le rétro-futurisme béat de Dunckel, mais ce serait oublier un peu vite que le personnage est avant tout un incurable romantique : loin des fantasmes technologiques liés à une évolution bionique de l’humanité, il veut surtout croire en une émancipation des consciences, dans le sens le plus large du terme. Et si la notion d’homme « augmenté », très en vogue actuellement, traverse bien, en filigrane, la thématique globale du disque, de son titre lui-même jusqu’à l’explicite et entêtant Transhumanity, cette dernière ramène aussi brutalement à l’essentiel : à quoi bon être immortel si l’amour n’est pas éternel ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]oin d’être parti haut dans les étoiles affronter des chimères inatteignables, JB Dunckel garde avant tout un profond sens poétique, chevillé à l’âme et au corps, comme lors de l’évocation charnelle à peine voilée du sublime In Between The Two Moons : « In between the two moons / I can hear your heartbeat » (« Entre les deux lunes / Je peux entendre le battement de ton cœur »). Il est à la fois touchant et réjouissant de le voir ainsi récupérer à son compte la part de l’héritage musical conséquent qui lui revient de droit, après avoir assumé, comme on l’imagine volontiers, la dimension la plus ostensiblement émotionnelle de la musique de Air, et courageusement tenté de s’en démarquer dans toutes ses entreprises suivantes.
Il y a quelques mois, lors d’une séance d’écoute en avant-première de ce nouvel album, Jean-Benoît Dunckel lâchait à l’assistance, mi-amusé mi-résigné, le proverbe africain suivant : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. »
[mks_pullquote align= »left » width= »260″ size= »20″ bg_color= »#A801A8″ txt_color= »#ffffff »] »Deux créateurs d’exception pour qui l’avenir s’annonce radieux »[/mks_pullquote]
Au risque de le contredire, en regard de la réussite éclatante rencontrée par son frère d’armes Nicolas Godin avec l’excellent Contrepoint paru en 2016, et quels que soient l’attachement et l’affection que l’on éprouve à l’égard de la musique portant la signature inimitable de Air, une autre évidence se dessine : à la lumière, revigorante et salvatrice, de son propre H+, il semblerait bien que nous ayons troqué un duo au prestige certes inoxydable, mais dont la motivation paraît altérée, contre deux créateurs d’exception pour qui, artistiquement parlant, l’avenir s’annonce doublement radieux.
Et que nous n’ayons absolument pas perdu au change.
H+ est disponible en CD (édition limitée avec 2 titres bonus), vinyle et digital via le label Prototyp Recording, en licence exclusive pour Sony Music.
JB Dunckel sera en concert le mercredi 2 mai 2018 à Paris (La Gaité Lyrique).
https://open.spotify.com/album/7bfSIkcvp7clDDdivO174T?si=Z1PcuTYwT9qVYQ7NyPF_Sg
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Un immense merci à Antoine Berger de Sony Music France.