[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]ous sommes à Paterson, New Jersey, ville natale du poète William Carlos Williams, dont la présence hante littéralement le film à travers des extraits de son œuvre. Mais aussi berceau de Allen Ginsberg et de… Lou Costello, acteur humoriste américain. Le personnage principal, incarné par Adam Driver, s’appelle… Paterson.
Paterson, petite ville ouvrière, 150 000 habitants, à une quarantaine de kilomètres de New York, où le héros, qui fait penser à un Turturro jeune, conduit son bus, tous les jours, après s’être réveillé chaque matin juste avant que son réveil ne sonne. A l’heure du déjeuner, Paterson emporte son pique-nique dans le parc de la ville, il sort son carnet et son stylo. Paterson est poète.
Tous les jours, ses sens aux aguets lui inspirent de courts poèmes. Une boîte d’allumettes, une conversation entendue dans le bus, les malheurs de son collègue dépressif, et qui a toutes les raisons de l’être, une belle rencontre avec une petite fille qui aime la poésie. Son carnet est plein de poèmes courts, libres, spontanés, émouvants. Le soir, Paterson rejoint sa femme, la délicieuse Laura (l’adorable Golshifteh Farahani), qu’il adore et qui le lui rend bien. Sans oublier le chien Marvin. Après dîner, Paterson sort promener Marvin et fait un arrêt au bar du coin, où il retrouve des habitués, ce qui donne à Jarmusch l’occasion de brosser des portraits d’anthologie, comme celui d’Everett, acteur malheureux en amour, totalement désespérant et néanmoins irrésistible. Et de tourner des scènes à la limite du burlesque, comme il sait si bien le faire.
Sept jours durant, nous allons accompagner Paterson dans ses routines, ses parcours à travers la ville, qu’on voit défiler par la fenêtre du bus, et dont on devine une certaine décrépitude. Nous allons découvrir Laura, sa compagne, obsédée par le noir et blanc (sic), qui transforme tout ce qu’elle touche en surface bicolore – des rideaux aux cupcakes -, qui se prend pour une chanteuse folk, et qui ferait fondre de tendresse n’importe quelle personne normalement constituée.
Jarmusch prend son temps, en hommage à un de ses maîtres, Yasujiro Ozu, et il fait bien. Comment, autrement, comprendrions-nous ce que chaque minute de ce film nous montre ? Toute la poésie du monde, celle des individus, pas la poésie académique, rien non plus de la mièvrerie que le mot inspire à ceux qui y sont rétifs. Une poésie qui transfigure le monde en nous incitant à le voir de travers, par en-dessous, du dessus, sur le côté… Comme les plans de ce cinéaste qui réussit à nous surprendre en toute lenteur, avec une tendresse incroyable pour ses personnages.
La scène de fin, où Paterson rencontre au parc un visiteur japonais venu jusque-là rendre hommage à William Carlos Williams, et qui lui fait le plus beau cadeau qui soit, est une pure merveille de drôlerie et d’émotion. Et puis il y a les clins d’œil, la complicité avec le spectateur, à condition qu’il soit attentif… Cette sorte de miracle qui s’opère entre un créateur et son interlocuteur, assis dans le noir, dans la salle de cinéma (très important ça, la salle de cinéma…), et qui fait que les sourires se déclenchent quand on a saisi la perche que nous tend Jarmusch. A la fin du film, ceux qui étaient là se regardent, à leur tour, avec un air complice, celui de ceux qu’ils viennent de voir un très grand film, et qui se réveilleront peut-être le lendemain, eux aussi, un peu avant que le réveil ne sonne.
Paterson, de Jim Jarmusch, en salles depuis le 21 décembre 2016
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