Johnny Marr vient de publier la version française de son autobiographie, Set The Boy Free. Ne vous attendez pas à des détails croustillants ou des révélations fracassantes. Il détaille sa vie bien plus subtilement et intelligemment. Ce livre est avant tout la célébration d’une vie incroyable. Il aurait été normal de ne jamais se remettre de la fin de The Smiths. Pourtant Johnny Marr a vécu mille vies, toutes aussi passionnantes, depuis que son chemin s’est séparé de celui de Morrissey. Il raconte une partie de ce parcours à Addict-Culture dans un entretien exceptionnel. Affable, il parle sans fard de sa relation avec les membres de The Smiths, de son rapport à la drogue, du Punk, de Joan Didion et de sa bromance avec Matt Johnson de The The.
Tu as grandi dans une famille très catholique. Étonnamment, tu as mené une vie rock’n roll et marginale dès le plus jeune âge. Pourtant, tu as toujours su trouver tes limites. Est-ce ton éducation qui t’as permis de garder les pieds sur terre ?
En quelque sorte. Elle m’a surtout apporté un sens des valeurs et une certaine moralité. Mon enfance était intense. Mes parents m’ont accordé une grande liberté alors que j’étais tout gamin. Ma mère était pourtant extrêmement religieuse. Elle était si imprégnée de religion que je n’ai pu que rejeter le catholicisme. Je n’en ai gardé qu’un intérêt pour la théologie, le mysticisme, les rituels et la superstition. J’ai effectué des recherches sur ces sujets. Le catholicisme et l’imagerie qui s’en détachent sont profondément gothiques. J’ai beau être anti-catholique, ma personnalité est imprégnée de cette noirceur. Je suis allé loin dans les excès en tous genres. Je continue encore aujourd’hui. J’arrive à m’arrêter lorsque le mental et le physique ne suivent plus.
Avec l’âge, ta relation aux drogues a dû évoluer.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »20″ bg_color= »#86cf1d » txt_color= »#ffffff »]« Parfois je trouve ma façon d’aborder la vie complètement dingue, d’autre fois je la trouve judicieuse »[/mks_pullquote]
Il m’arrive de prendre des acides ou de la DMT. J’expérimente. Toujours dans le but d’une recherche philosophique ou métaphysique. J’ai une attitude très terre à terre vis à vis de ces drogues. C’est lié à mon enfance dans un milieu défavorisé. Je suis comme ça depuis tout petit. Très jeune je voulais vivre comme un artiste. J’étais créatif. Je vivais dans une dimension parallèle. Ce n’est pas pour autant que j’étais déconnecté de la réalité quand il fallait l’affronter. Sur mon deuxième album, un titre s’appelle 25 Hours. Il parle de moi à l’âge de 6 ans. Je savais que je voulais faire carrière dans la musique. Je gardais systématiquement l’image d’une porte dans ma tête. Mon objectif était de travailler pour m’en approcher petit à petit, puis de l’ouvrir pour réaliser mon rêve. Derrière cette porte se trouvait forcément quelque chose qui allait au-delà des trois dimensions et des cinq sens. Parfois je trouve ma façon d’aborder la vie complètement dingue, d’autre fois je la trouve judicieuse.
Le premier titre punk que tu as entendu était extrait d’un disque des Buzzcocks. La scène punk était énorme en Angleterre mais tu semblais plus attiré par les Etat-Unis avec les New York Dolls, Richard Hell, etc. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Mon intérêt se porte systématiquement vers la source d’un mouvement, quel qu’il soit. Quand quelque chose me plaît, je veux savoir ce qui l’a influencé. Que ce soit un livre, une peinture ou un disque. Musicalement, je ne veux pas copier les autres. Je veux comprendre d’où vient l’idée initiale d’un artiste, la réinterpréter et voir si cela pourrait s’adapter à mon art. Dans les 70’s, j’allais voir Generation X ou les Damned en concert. J’ai appris qu’ils avaient tout piqué aux Stooges. J’ai arrêté de suivre ces groupes pour décortiquer tout ce qu’avaient pu enregistrer les Stooges. Je n’y voyais plus d’intérêt. Aujourd’hui je me considère comme l’égal des gens qui ont apporté quelque chose de nouveau à une époque.
Une fois le mystère percé, as-tu cessé d’écouter tes premières idoles, Marc Bolan et David Bowie ?
Étrangement, non. Je n’en ai pas ressenti le besoin. J’ai découvert que certains riffs de Bolan étaient piqués à Eddie Cochran ou Howlin Wolf. Ce n’était pas grave, car sa musique dégageait quelque chose d’unique. C’était différent pour Bowie, un homme brillant. Les années passaient et il continuait à me faire découvrir des artistes. William Burroughs, Kraftwerk, Jean Genet. La liste est sans fin. Si tu lis des interviews de Pablo Picasso ou de David Hockney, ils parlent systématiquement de leurs maîtres. Cézanne, Michel-Ange ou d’autres. J’ai réussi à créer mon art à force de décortiquer les interviews d’artistes, à la recherche de leurs influences. Pour revenir au punk américain, on sentait clairement l’influence d’Hendrix dans l’œuvre de Richard Hell. Son approche était si brillante qu’elle me suffisait. Idem pour le Marquee Moon de Television. Tom Verlaine y sonne comme Richard Thomson. Son attitude compensait l’influence évidente. Je ressens la même excitation qu’à l’époque quand j’écoute Television ou Richard Hell. C’est moins le cas pour les Damned et Generation X.
Tu rentres peu dans le détail de tes relations avec les autres membres de The Smiths. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Je ne voulais pas que le livre se focalise sur un seul sujet. Il fallait qu’il soit représentatif de toute ma vie, pas d’une période. Quelques histoires très courtes, sans beaucoup d’explications, arrivent à résumer les relations au sein du groupe. En ce sens je me suis inspiré de Joan Didion. J’ai lu ses essais avant de me lancer dans l’écriture de Set The Boy Free. Il a fallu convaincre Mike Joyce de rejoindre The Smiths en tant que batteur. Ça a été long et compliqué car il avait un autre groupe. Je l’explique simplement. Si tu lis entre les lignes tu arrives à comprendre que dès le départ il n’était pas investi. Ses amis ont senti que The Smiths avaient du potentiel pour devenir énorme. C’est l’unique raison pour laquelle il a accepté de se lancer dans l’aventure. J’étais frustré dès le départ, mais je n’ai pas ressenti le besoin de l’écrire ouvertement. Je voulais que Mike soit un passionné. Il ne l’a jamais été. Cela ne nous a pas empêché d’être proches. Ce n’était pas un type abject. On sent dans le livre que j’aimais passionnément les membres du groupe. J’insiste, je les aimais tous comme des frères. J’ai utilisé la même méthode d’écriture pour me décrire dans le livre. Sans dévoiler ma personnalité, en parlant d’autres gens ou d’événements, on arrive à cerner qui je suis. Mon éditeur l’a remarqué rapidement. Il a trouvé cette approche intelligente. Je lui ai répondu que ce n’était pas de l’intelligence, mais de l’instinct. C’est arrivé par accident.
Ce livre ressemble plus à une célébration de la vie qu’à un mémoire. Il déborde d’énergie. Es-tu d’accord avec ce ressenti ?
[mks_pullquote align= »right » width= »300″ size= »24″ bg_color= »#86cf1d » txt_color= »#ffffff »] « Ma vie est une bénédiction » [/mks_pullquote]
C’est exactement ça. J’ai affronté des difficultés, elles m’ont fait grandir. Ce que je raconte n’aurait pas fonctionné si j’avais grandi dans un milieu plus favorisé. Mon adversité est le carburant qui m’a fait avancer. J’étais livré à moi-même. Rencontrer ma femme, Angie, dès l’âge de 14 ans est le moment clé de ma vie. Avant je traînais seul, sous la pluie, sans argent dans les quartiers défavorisés de Manchester. Elle m’a transformé en me rendant courageux et débrouillard. J’ai commencé à avoir des idées pour me prendre en mains et gagner ma vie. C’était parfois des magouilles comme vendre des vêtements en douce sans me faire choper par le patron véreux de la boutique dans laquelle je travaillais. Mais je me faisais un petit profit me permettant d’acheter des cigarettes et des cordes de guitare. J’allais également voir The Only Ones ou les Psychedelic Furs en concert. Je n’avais pas le choix, mes parents ne m’ont jamais donné un centime. Ils n’avaient pas un sou. Il fallait que je sois plein de ressources pour maintenir un style de vie. Angie m’a accompagné dans cette aventure. Cette femme d’une beauté incroyable croyait en moi. Ça a changé ma vie. Je suis content que cette énergie ressorte de la lecture du livre. .
Est-ce la raison pour laquelle tu as fait figurer le mot “Free” dans le titre du livre ?
Oui, mais je ne savais pas comment trouver un titre avec du sens. Mon manager de l’époque, Joe Moss, m’avait prêté une biographie de John Lee Hooker. Quand les Smiths se sont formés, j’écoutais beaucoup son titre Boogie Chillen, je m’y identifiais. La lecture de ce livre m’a donné envie de replonger dans son œuvre. Un soir, j’étais allongé sur le canapé quand, après toutes ces années, Boogie Chillen est passé sur la sono. Il y parle de lui tout jeune. De son besoin de devenir artiste. “Let that boy Boogie Woogie”. Ça a attiré mon attention. Ma mère savait que je n’étais pas un gamin classique. Elle sentait qu’il fallait que je m’affirme. Mon père était moins convaincu. Je suis allé courir pour digérer tout ça. Soudainement, ça a fait tilt : “Set The Boy Free”. Ça sonne comme une chanson inédite des Shangri-Las. Ou comme un titre de blues. C’était parfait.
Dans le livre tu affirmes ne pas avoir donné d’interview sur ton départ de The Smiths. Ce n’est pas vraiment exact car peu de temps après le split tu en as parlé dans Debris, un fanzine de Manchester. Pourrais-tu nous dire pourquoi tu as choisi de t’exprimer via ce média ?
Quand le split a été annoncé, Rough Trade recevait au minimum une dizaine de demandes d’interviews par jour. Les gens frappaient à ma porte, il y avait des caméras de toutes les chaînes de télévision plantées devant chez moi. J’ai refusé des centaines d’interviews sur le sujet. Y compris dans les années quatre-vingt-dix et deux mille. Dave Haslam, que je ne connaissais presque pas, est arrivé à la maison avec un bon ami à moi. Il m’a proposé de mener une interview pour son fanzine. J’ai hésité. Mais je n’ai pas osé dire non. Rien n’était planifié. Encore imprégné de la mentalité des Smiths, j’ai estimé que quitte à parler, autant que ce soit dans un fanzine. Je préférais aider une petite structure locale plutôt qu’un grand magazine. C’est quelque chose que je regrette aujourd’hui. Il aurait fallu garder le silence.
Ta première expérience en tant que membre officiel d’un groupe après The Smiths était avec The The. Comment comparerais-tu la connexion musicale que tu avais avec Matt Johnson par rapport à celle que tu avais avec Morrissey ?
Nous adorons la musique qui semble venir d’une autre dimension. On trouve quelque chose de spécial dans la voix de Tim Buckley, le mellotron de T-Rex. La qualité des mêmes morceaux nous a marqué profondément alors que nous ne nous connaissions pas. Nous aimions la même musique expérimentale. A l’époque, qui aimait Can à l’âge de quinze ans ? Nous avons également découvert que nous éprouvions un dégoût profond envers James Dean. Je n’avais pas besoin d’être convaincu pour rejoindre The The. Je savais à quel point le groupe était bon. Burning Blue Soul est l’un des cinq meilleurs albums de tous les temps. Dusk auquel j’ai collaboré tient une grande place dans ma vie. C’est comme si ce disque faisait partie de ma famille. Il m’a transformé. On y sent vraiment ma présence. J’y ai apporté une partie de ma tristesse.
Votre relation, vue de l’extérieur, semble fusionnelle, au-delà de ce que tu as pu ressentir dans The Smiths.
Matt est mon âme sœur. Je ne dis pas ça à la légère. J’ai quelques amis très proches, beaucoup de connaissances, mais je partage quelque chose de spécial avec Matt. Je m’identifie à lui. Je parlais tout à l’heure de la balance entre une mentalité working class avec les pieds sur terre et du profond sens mystique qui me caractérise. Matt est la seule personne que je connaisse qui fonctionne comme moi. Dès notre première rencontre, j’ai vu qu’on se comprenait. Contrairement à Morrissey, j’ai presque le même âge que Matt. Nous sommes tous les deux des guitaristes. Le glam rock a été notre premier choc musical. Les riffs de guitare de Bowie, le son de batterie du Glitter Band nous obsédaient. Nous partageons la même attitude vis à vis de la sensualité et la sexualité. Mais surtout, nous sommes fiers d’être des autodidactes et des purs produits de la classe ouvrière Britannique. Nos seules différences sont que Matt est profondément anglais, et que c’est un Londonien. Le jeune homme de province que j’étais trouvait ça intriguant au début. Il a grandi dans un pub, tu imagines ! Matt était une publicité vivante pour les hommes modernes. Je suis plus efféminé que lui. Ma relation avec lui est fascinante. En vieillissant je considère le concept de meilleurs amis comme quelque chose de très adolescent. Pourtant nous nous plaçons sur un piédestal. Si une bagarre éclatait, je ne me demanderai jamais si Matt prendrait ma défense. C’est hyper masculin, presque tribal. Je n’ai jamais ressenti une telle chose avec un membre de The Smiths.
Merci à Xavier Belrose.
Set The Boy Free, l’autobiographie de Johnny Marr
Disponible aux éditions du Serpent à Plumes, oct 2018
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Sebastien Dupressoir
Un superbe témoignage que cette autobiographie.
on me l’a offert à noël, pas encore commencé, mais c’est prévu pour dans pas longtemps 😉