[dropcap]I[/dropcap]l y a des livres qui nous disent le passé, épopées, sagas ; des livres qui inventent les futurs, dystopies, uchronies ; et puis il y a ce livre, Journal d’un bibliothécaire de survie qui nous dit le présent, l’instant, qui réalise le projet fou de connecter notre souffle à un paysage, un état du monde, une suspension.
Ce projet fou c’est celui de Charles Sagalane, artiste total et poète « indisciplinaire » comme il se qualifie lui-même, né sur les bords du Pekuakami, le Lac Saint Jean au Québec. Avec quelques outils et beaucoup de marche à pied il est parti installer en pleine nature des bibliothèques de survie, composées de quelques planches destinées à accueillir des œuvres choisies à l’attention des passants qui viendront y goûter cette nourriture essentielle, la littérature. Il ne s’agit en rien de quelque chose qui s’approcherait des boites à livres où chacun peut prendre ou échanger des ouvrages. Non, les ouvrages ont vocation à rester là, à leur endroit (Sagalane assure une tournée d’entretien de ses bibliothèques), à participer de l’instantanéité de la rencontre entre une personne, un lieu, et un texte.
» Par bonheur, les humains contemplent, lisent et écrivent; sinon, ils produisent du bruit. Le hors-bord se perd au loin. L’eau achève de remuer. Elle jette des myriades d’étincelles à la frange d’une pellicule fabuleusement tendue. Et le monde renaît. La beauté survit. Si l’humain se taisait, il y participerait entièrement.
Charles Sagalane
Ce journal constitue ainsi une sorte de livre de bord des pérégrinations de l’artiste pour positionner (le choix de la bonne place est également une affaire d’instant), surveiller, partager ces lieux incroyables. Mais s’il a toutes les qualités qui ont fait de la littérature de voyage un genre majeur, ce volume a surtout son identité propre. Passionné de poésie japonaise, Sagalane a choisi de mettre ses pas dans ceux du « Maître du haïku » pour nous faire partager, à l’instar de Bashô, quelque chose comme l’essence de l’expérience immédiate, l’immanence absolue du monde. Page après page, en suivant Charles Sagalane, on se sent plus léger, délesté du temps, prêt à la rencontre. L’instantanéité prend alors des formes émouvantes: c’est la vague du mascaret que l’on voit surgir et recouvrir par magie la surface du fleuve ; c’est la rencontre d’un « expérimentateur littéraire » , d’une poétesse innue, écoutés en leur endroit, à leur heure ; c’est un fogbow qui l’espace de quelques secondes illumine le brouillard comme une bougie qui s’allume pour immédiatement vaciller ; c’est un champignon Matsutake ou un thé Oolong qui nous offrent quelques secondes leur saveur, leur apogée.
« Je ne voudrais être nulle part ailleurs. «
« Enfin l’humain est minuscule, à sa place dans la création des eaux, des terres et de la lumière. »
Charles Sagalane
Sagalane ne lit pas seulement la poésie japonaise, il ciselle lui aussi des haïkus selon la règle traditionnelle et redoutable des 17 syllabes. 17, un chiffre qui le poursuit partout et qu’il aime à traquer et apprivoiser comme les 17 bibliothèques du Lac Saint Jean, chacune sur son île, qui pourraient si elles savaient parler et s’ordonner, composer un haïku absolu, celui que la nature prononcerait elle-même. Car c’est cela le secret des haïkus, une sorte de contre voyage vers le sens. Là où la poésie souvent dilate, magnifie, exalte le sens à l’excès, le haïku, le condense, le cache, se fracasse contre lui.
si je pouvais mourir
Comme sèche l’embrun
Algue du rivage
Charles Sagalane
Le livre de Charles Sagalane, personnage à part entière de cette aventure est un bel objet, épais, doté de parole, parsemé de photos, de pages intercalaires feuillues et de messages manuscrits. Mais au terme de ce très beau voyage dans la nature exceptionnelle du Canada et auprès des peuples qui l’ont constitué, nous ne sentons plus son poids. Toute sa richesse nous a été transmise mais elle ne fait pas charge, bien au contraire ; toute intérieure elle nous supporte. Elle invite à organiser notre propre survie avec autant de liberté que celle dont a fait montre cet artiste iconoclaste et sensible, à faire de notre trajet de vie une collection, notre « Musée moi ». Elle nous désigne un chemin d’éternité, celle que notre existence nous permettrait d’atteindre si nous parvenions à nous ouvrir à l’immédiat, à l’inattendu et au silence.
Elle est retrouvée
Quoi, vous avez deviné ?
Baie éternité
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Journal d’un bibliothécaire de survie de Charles Sagalane
La peuplade, 2021
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Image bandeau : Photo by Aaron Burden on Unsplash
C’est une critique en tout point essentielle : sensible, juste, qui élève.
Je vous en remercie.