[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#003366″]J[/mks_dropcap]uan José Saer est un écrivain argentin majeur de la deuxième partie du XXe siècle et du tout début du XXIe. Les éditions Le tripode ont republié deux œuvres de cet auteur. La première est une réédition de l’essai Le Fleuve Sans Rives paru initialement aux éditions Julliard et la seconde est une édition poche de L’Ancêtre. Ces deux livres se répondent en affrontant les idées préconçues sur l’Amérique du Sud. Ils sont différents l’un de l’autre et démontrent le travail hétéroclite de cet écrivain mort en 2005 qui semble malgré cela s’effacer de la mémoire des lecteurs.
D’abord destiné à la collection L’arpenteur des Éditions Gallimard, créée et dirigée par Gérard Bourgardier qui avait déjà publié un essai « fleuve » avec Danube de Claudio Magris, Le Fleuve Sans Rives, loin d’être un hommage nationaliste à la patrie de l’auteur, part du Rio de la Plata pour parler plus largement de toute l’Argentine.
Un pays n’est pas une essence à vénérer mais une série de problèmes à débrouiller dit Juan José Saer.
Ainsi l’écrivain met son énergie d’écriture dans ces « problèmes à débrouiller ». De la colonisation aux troubles politiques du XXe siècle, il démêle avec clarté cette Argentine tant de fois fantasmée et caricaturée.
Il n’y a pas chez Saer l’envie de donner raison aux idées simplistes. Il s’agit de rendre moins dogmatique un territoire pour en ressentir son incroyable puissance d’imaginaire. Il cite nombre d’écrivains ayant parfois dressé un portrait argentin juste, ou plutôt qui se justifie.
Ce livre rétablit la réalité de la mythologie argentine, du gaucho, de ce pays où il fait bon vivre mais aussi de l’indien, bon sauvage que l’on effaça et dont on ignora sa perception. On retrouve ce primitif dans L’Ancêtre, qui tout autrement nous incite à aller au-delà de notre entendement.
L’Ancêtre se présente comme des blocs de textes, allant rarement à la ligne et laissant peu de souffle aux lecteurs pourtant happés par ce récit. Juan José Saer nous plonge dans l’histoire d’un homme ayant vraiment existé, dans le 1515 des conquistadors. Ce sont comme des notes de voyage. Un jeune homme ayant embarqué dans un bateau en quête de nouveaux territoires, se retrouve seul occidental dans une tribu indienne du Rio de La Plata. Plutôt qu’être effrayé par ces sauvages cannibales, le héros observe attentivement d’autres vies que la sienne.
Il assimile cette réalité différente de l’indien et développe une lucidité et une tolérance qu’il déploiera à la fin de sa vie revenu en Occident. Cet ancêtre incarne la sagesse que n’eurent pas les conquistadors et envahisseurs en tout genre. Acceptant qu’il y ait d’autres perceptions du réel et d’autres façons d’y réagir, il devient à nos yeux d’Européens supportant mal le poids de la colonisation, l’être-utopie qui aurait transformé la tournure de l’histoire.
Dans ce récit, c’est le passé qui devient une utopie. Il met l’imaginaire au service d’une histoire vraie pour mieux nous en indiquer son potentiel d’éclaircissement sur l’Humain et sa représentation du monde.
Que ce soit à travers l’essai et le récit, l’écriture de Juan José Saer est au service d’une perception plus travaillée de la réalité des pays conquis par l’Occident. Au lieu de la complexifier, il lui rend son aspect d’arbre aux multiples ramifications.
C’est une littérature qui, en connaissance de la multiplicité des langages, se place dans la diversité inhérente des territoires. Elle rend consciente le lecteur que son regard n’est pas unique. Il y aura alors tant de choses à dire encore.