[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808000″]C[/mks_dropcap]omme l’écrit à juste titre Antoine Sire dans son récent Hollywood, la cité des femmes : «Aucune actrice, pas même Marylin Monroe, ne symbolise aussi tragiquement que Judy Garland l’écart entre la façade flamboyante du spectacle hollywoodien et sa douloureuse arrière-boutique».
Exploitée comme peu, et ce dès l’enfance, par les Studios, soumise à des cadences infernales, dépendante alternativement des amphétamines et des sédatifs, Judy Garland est en 1963 à 41 ans seulement, une femme brisée. Critiquée par les tabloïds pour ses prises de poids anarchiques, et pour sa consommation déraisonnable de remontants en tous genres, elle doit, de plus, batailler pour la garde des deux enfants qu’elle a eu avec son troisième mari Sidney Luft.
Également ruinée, comme si la coupe n’était pas déjà suffisamment pleine, Judy n’a d’autre choix pour se renflouer que d’animer sur CBS un show régulier entouré des grands noms de son époque, même si ces noms, aussi prestigieux soient-ils (Frank Sinatra, Dean Martin, Peggy Lee, Count Basie, Mickey Rooney) appartiennent plus à l’Amérique d’Eisenhower qu’à celle de Kennedy. À fleur de peau, susceptible, irascible, Judy se fâche avec progressivement tous les cadres de CBS, qui lui reprochent ses scores faméliques (mais, sur le même créneau horaire, elle doit lutter contre Bonanza sur NBC), et multiplient les vexations (elle, si tactile, se verra interdire de toucher les invités). Judy peut pourtant compter sur un cercle de fans déterminés (qui lui restera d’ailleurs fidèle jusqu’à son ultime souffle), pétitionnant et formant même un «Save The Judy Garland Show Comittee». Rien n’y fait pourtant, et malgré de constantes modifications, CBS annule le Judy Garland Show au bout d’une saison seulement au printemps 1964.
Demeurent, malgré tout, 25 épisodes (un épisode avec Nat King Cole ayant été prévu mais hélas jamais enregistré) où son tempérament, son énergie, son amour du spectacle irradient à chaque instant.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808000″]S'[/mks_dropcap]il ne fallait garder qu’un seul extrait de ces 25 heures d’émissions, je conserverais cette version définitive de Just In Time (un standard extrait de la comédie musicale Bells are Ringing, composée par Jule Styne, sur des paroles de Betty Comden et Adolphe Green), enregistrée le 4 octobre 1963, avec comme partenaire, le fidèle Mort Lindsey. Les yeux dans le vague, le cheveu défait, les mains qui tremblent, la voix qui bouge, Judy donne un poids émotionnel sans équivalent à ce standard (qu’il suffise de comparer avec la version du film de Vincente Minelli chantée par Dean Martin dans une version suprêmement élégante et distanciée, mais sans rien du pathos qui imprègne le chant de Judy). Un poids qui semble faire écho aux épreuves traversées et à venir (ah, la façon dont elle se penche pour chanter « my time is running low », juste avant de se reposer sur l’épaule de son pianiste !). Un abîme s’entrouvre alors que la bouée entrevue (« now I’m here » et « now I know where I’m going ») ne vient pas complètement faire oublier.
La Dorothy du Magicien d’Oz est loin, tant dans le temps que dans la voix, et les stigmates des défaillances à venir sont déjà là (un peu comme les enregistrements de Callas dernière manière). Mais Just In Time n’est pas de ces titres qu’on peut chanter impunément à 17 ans. Il y faut de la patine, du vécu et j’allais dire quasiment des moyens de tragédienne, toutes choses qui ne faisaient pas défaut à la Judy de 1963.
L’abattage swing de la deuxième partie (en fait, juste la reprise de la première) n’y changera rien : l’impression persiste d’une comédienne, d’une femme au bord du gouffre, gouffre qui l’engloutira définitivement 6 ans plus tard.
Superbe !
mais qu’il est bon, celui-ci !