A 27 ans à peine, le moins qu’on puisse dire est que la carrière du jeune rappeur Kendrick Lamar est exponentielle : après une mixtape et un premier album autoproduits restés relativement confidentiels hors des circuits spécialisés, il casse littéralement la baraque fin 2012 avec son premier long format pour le label Aftermath du vétéran Dr Dre, le sombre mais efficace good kid, m.A.A.d city, qui contient les tubes Swimming Pools (Drank), Poetic Justice et Bitch, Don’t Kill My Vibe. Originaire de Compton, ville californienne déjà rendue célèbre dans l’univers du hip hop américain par les N.W.A. avec leur séminal Straight Outta Compton, Lamar se distinguait déjà par un art consommé du storytelling amenant à sa musique une dimension quasi-cinématographique, sur fond de beats lourds et lancinants. Loin de tout manichéisme, il y racontait avec une crudité assez rare pour être signalée l’évolution d’un jeune kid faisant tout pour « s’en sortir », en étant rattrapé sans cesse par ses démons intimes, ses origines raciales et sa condition sociale. Le succès public et critique du disque l’amènera à assurer les premières parties de Kanye West et aussi de l’un de ses modèles, Eminem. Propulsé avec une telle ferveur populaire sur le devant de la scène, on pouvait légitimement s’attendre à ce que Kendrick Lamar pète les plombs, ou s’endorme sur ses lauriers en tentant de donner ne serait-être qu’une suite digne à ce deuxième album.
Comme l’atteste le tout nouveau To Pimp A Butterfly qui sort ces jours-ci, il n’en est absolument rien (ou du moins le disque lui-même n’en porte aucun stigmate) : si l’album est là encore construit comme un script idéal pour le septième art, il affiche en outre des ambitions et un souffle sans commune mesure avec tout ce que le rappeur a produit jusqu’ici. Si la liste des invités impressionne, de George Clinton à Snoop Dogg (rendant un hommage appuyé à la fois au P-Funk du premier et au G-Funk du second), en passant par le prodige electro Flying Lotus ou le chanteur Ronald des Isley Brothers, force est de constater, dès la première écoute, que celle des genres abordés (ou plutôt conquis, tant la profondeur et la conviction du flow de Kendrick Lamar sont le trait d’union qui sert de moteur aux seize pistes magistrales de cet opus-manifeste) n’a pas à rougir.
Du rutilant et puissant groove d’ouverture (Wesley’s Theory, à l’infrabasse titanesque) à la confession lancinante du final Mortal Man, sur lequel Lamar s’invente un dialogue imaginaire (?) avec le fantôme de son idole Tupac « 2Pac » Shakur, en passant par les hypnotiques King Kunta et Complexion, les introspectifs voire déchirants U et Momma, les plus martiaux How Much A Dollar Cost et The Blacker The Berry ou les plus entraînants Alright et i (single envoyé en éclaireur ET trompe-l’œil dès l’été dernier, présent ici dans une version live explosive), le californien ne se refuse rien et, juste retour des choses, aucun genre, fut-il soul, funk, hip hop, slam, jazz ou electro, ne semble se refuser à lui.
Sur le fond, To Pimp A Butterfly, s’il semble de prime abord faire essentiellement écho aux préoccupations d’une communauté noire américaine blessée et fortement mise à l’épreuve ces derniers temps, à l’instar du récent et inattendu Black Messiah de son compatriote D’Angelo, partage par ailleurs avec les derniers Kanye West un appétit vorace et gorgé d’espérance pour la modernité, tout en s’inscrivant dans la lignée d’artistes prônant la responsabilité individuelle comme vecteur essentiel de respectabilité et/ou de rédemption, tels Gil Scott-Heron ou Nina Simone.
Disque dense, déroutant, touffu et complexe, en prise directe avec le cerveau en ébullition de son auteur, To Pimp A Butterfly est assurément l’un des voyages sonores contemporains les plus fascinants et prenants auxquels il soit donné de prendre part. Pour peu qu’on pense à bien attacher sa ceinture et à contrôler sa peur du vertige, et qu’on aime danser ET réfléchir ET jouir sans entrave près du précipice.
To Pimp A Butterfly est disponible en CD et digital via Interscope Records depuis le 16 mars 2015.
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