À l’origine un joyeux sabordage de chutes de studio, le projet King Creosote, super-héros de l’empathie, fruit de l’imagination du très affable Kenny Anderson, s’est peu à peu mué en une œuvre très singulière creusant les frontières entre folk cosmique, ambient mélodique et luxuriance lo-fi. Rencontre avec l’intéressé à qui la maturité donne manifestement des ailes…
Salut ! comment ça va ?
Kenny Anderson : Bien, merci ! Eh, c’est quoi ton accent ?
Londres…enfin ça fait 25 ans que je vis ici alors à présent, 90% de Londres et 10% parisien !
Ah, d’accord (rires)
Et toi, comment tu vas ?
Alors…ça va bien ces derniers temps, mais c’est vrai que je sors un nouveau disque, alors ça me rend nerveux, anxieux, et ça vient assombrir le tableau…
Ça te met sur les nerfs, les sorties de disques ??
Oui, enfin celui-ci a mis quelques années à se finaliser, et j’ai traversé bien d’autres phases depuis. J’ai fini par écouter ces enregistrements comme on entre dans un tunnel, avec cet ensemble de fréquences, et on perd de vue la chanson, on n’entend plus vraiment la musique en tant que telle. Moi, je suis obsédé par certaines syllabes, je sais que je les rallonge lorsque je chante, les ‘s’, les ‘x’, puis les ‘d’ disparaissent à la fin des mots, avec l’âge, ma voix décline…on a contribué à toutes ces choses, puis on remet à d’autres quelque chose que l’on pense être aussi parfait que possible, au niveau sonore, mais on perd, enfin moi, je perds de vue le fait que ce soit bon ou pas. Le son est peut-être magnifique ! Ouah ! Kiffe cette batterie ! Tout est en place, pas l’ombre d’un pain, tout ça, quoi…et ça fait si longtemps que ce ne sont plus ces petites chansons, alors j’ai vraiment perdu de vue leur qualité, ou ce qu’elles valent, plutôt leur valeur en fait. Certaines chansons sur ce disque ont été écrites avant 2020. Tellement de choses ont changé depuis, alors j’ai cette autre petite voix, ce petit con, qui me dit : ces chansons, sont-elles encore d’actualité ? (rires) elles sont un peu déprimantes en plus, t’as eu le temps de l’écouter en entier ?
Oui, deux fois, déjà…
Les paroles sont assez sombres, pas vrai ?
Oui, c’est vrai
Et on n’était même pas en 2020 !
J’allais justement te demander pourquoi…
J’ai eu 50 ans en 2017 et j’ai pris une année sabbatique, j’ai arrêté de voyager et de créer mes disques, j’ai juste décidé de donner cinquante concerts dans le pub accolé à l’hôtel du coin, juste en haut de ma rue, et parce que j’avais 50 ans, je voulais faire une rétrospective, et c’est comme ça que j’ai pris conscience de tout ce temps, tout ce temps passé à enregistrer des chansons, à les écrire, les hauts, les bas, j’entendais vraiment le tic-tac du balancier. J’arrive vers la fin de ma carrière, si on peut vraiment appeler ça une carrière, et ça m’a fait réfléchir à des choses guillerettes, comme mieux planifier mon enterrement (rires) et à ce moment-là, j’avais aussi plein d’ennuis avec ma maison, c’est une vieille bâtisse et on y a diagnostiqué un problème de pourriture sèche alors j’avais l’impression que je prenais de l’âge, que ma vue, mon audition, ma voix déclinaient, et que cette maison elle commençait aussi à chanceler, et puis, je ne sais pas, ensuite j’ai passé une super année mais je sais, on ne sent pas trop ça en écoutant les paroles, Blue Marbled Elm Trees est plus positif cela dit, surtout le refrain. J’y chante que la vie vaut la peine d’être vécue, et je suis assez plaisantin sur l’aspect « funérailles » de la chanson, enfin j’espère que ça a été perçu comme ça. Avec ce disque, qui sera le dernier de ce cycle d’albums sorti chez Domino, on a travaillé comme si ça devait être le tout dernier disque de King Creosote, alors je sais, n’importe quel disque pourrait être le dernier, mais avec celui-ci, je voulais vraiment partir en fanfare, et j’ai la cinquantaine bien tassée à présent, alors c’est encore plus vrai (rires)…
J’aurai cinquante ans dans pas si longtemps, alors je te comprends…
Tu verras, tu auras très rapidement cinquante et un, puis cinquante deux, cinquante trois…
Oh! Non…
(Rires) je voulais juste prendre le temps de fêter cette anniversaire « fatidique » ; Les chansons les plus récentes du disque datent de 2020, mais je n’ai pas parlé de ce qui se passait dans le monde ce moment-là, je mis tout ça de côté pour ce disque car il me semble que ces chansons appartiennent à un autre âge, une autre époque, alors j’ai gardé toutes mes critiques, toutes mes accusations, toutes mes merdes politiques…
Ce sera pour le prochain ! Un truc qui m’intéresse c’est que le disque parle de la mort très frontalement mais ce n’est pas du tout plombant, il y a cet aspect presque, bon, qui ne tire pas exactement vers le haut, mais en tous cas, pas du tout vers le bas…
C’est vrai que la spiritualité m’intéresse plus à présent, je ne me décrirais toujours pas du tout comme quelqu’un de religieux, mais un peu plus, comment dire… Toute ma vie, j’avais vécu en courant toujours après l’avenir. Je créé des disques, ils sortent, et puis je pars m’occuper du projet suivant, ou quand je suis en tournée, je mets des sous de côté pour la tournée d’après… Je me suis constamment retrouvé projeté six mois après l’endroit où je me trouvais, tout semblait…l’emphase, les priorités… tout concernait un après. Je n’ai jamais fait d’inventaire et je crois que c’est ce qui s’est passé, là, j’ai fêté mes 50 ans et pendant cette pause, j’ai pu me dire : maintenant tu peux te pencher sur tous ces moments dont tu n’as pas vraiment profité quand ils se déroulaient, et d’une façon spirituelle, ça m’a montré qu’on peut profiter de l’instant, et si on ne le fait pas, quelque part, c’est perdu à tout jamais. Je vivais dans l’instant, mais mon esprit bondissait vers l’avant.… Et effectivement, je suis assez anxieux de nos jours, mais c’est surtout une peur de ce qui m’attend au crépuscule de l’existence. Pour essayer d’apaiser ces peurs, il faut juste faire ces choses qui nous replacent dans l’instant présent et il pourrait même s’agir du moment où on se retrouve coincé sur le siège du dentiste qui vous colle un plombage (rires) bon là, le présent il est peut-être un peu trop présent, mais cette idée de la mort, elle nous accompagne tout le temps, pas vrai ? Ces dernières années, il y a eu bien plus d’enterrements, mas parents vieillissent…mon père joue souvent son accordéon aux enterrements, son accordéon pèse de plus en plus lourd, il a plus de mal avec tout son équipement. Ils ont des amis qui sont morts, je marche dans ses pas, vingt ans nous séparent seulement. Il y pense, évidemment, à son grand départ, et tu le feras aussi, à cinquante ans, tu auras envie de rédiger un testament et ne pas laisser de dettes à tes enfants, tout ça, avec l’âge, on commence peut-être à regarder dans le rétroviseur.
Alors en Ecosse je ne sais pas, mais ici à Paris on ne parle pas de la mort en société, on met ça sous le tapis…
Oui, je crois que c’est à peu près pareil, et quand je parlais de spiritualité, il existe aussi une notion de pari, on tente sa chance, on se dit qu’il y aura quelque chose après, ou que tout est régi par une instance supérieure qui va nous sauver…enfin bon… je crois quand même en une force qui nous dépasse, je crois qu’il y a une raison derrière tout ça, présente dans la nature, et je crois que nous, les humains, on a fait de notre mieux pour y foutre le bordel…mais je n’ai jamais cru au fait de se défausser de ses responsabilités ici-bas parce que tout allait s’arranger ensuite, qu’une instance supérieure allait venir me m’indiquer le sens de la vie, que je bénéficierais du salut éternel ou que sais-je…et je crois que si on a des mômes, on commence à vivre sa vie un peu plus à travers eux… Je n’ai pas du tout peur d’en parler ou de partager mes doutes, mes angoisses à ce sujet. ll y a cette citation qui dit que la terre a existé pendant des milliards d’années avant notre naissance et qu’elle existera bien après. Je crois bien que la mort m’angoissait plus quand j’étais plus jeune, et j’ai eu un vrai choc quand j’ai fêté mes trente ans. A vingt ans, les roues s’échauffent encore, si je puis dire. A la trentaine, je me suis rendu compte que les 40 ans approchaient à toute vitesse et en même temps, je mesurais ce que j’avais accompli par rapport aux autres, et ce n’était pas favorable du tout. Le temps s’amenuisait et je n’avais plus l’énergie de courir d’un endroit à un autre avec mon groupe, ça me captivait de moins en moins toutes ces choses, le temps s’était tellement accéléré. Je dirais qu’au cours de la trentaine et la quarantaine, j’étais engagé dans cette course pour faire tout ce que je pouvais, et j’ai oublié de vivre au profit de cette course. Arrivé à 50 ans, j’ai juste pris le temps de…en fait, je n’en suis jamais revenu (rires). Un jour j’ai calculé le temps que je passais à jouer de la musique, comparé au temps passé sur la route, la promo, planter des petites graines, puis courir après les gens, tu vois le genre…
Oui…
Entre mes 49 et mes 50 ans, ce n’était pas vraiment réciproque. En 2016, le temps dont j’avais besoin pour faire tout ce qui n’était pas jouer de la musique, écrasait le temps passé à en jouer, puis à cinquante ans, les heures passées à jouer de la musique dépassent de loin les 5 minutes qu’il fallait pour aller de la maison jusqu’au pub…(rires)… Ce qui m’a fait penser que je ne voulais pas retourner à l’autre schéma, et en 2018, je me suis occupé de plusieurs trucs que je négligeais depuis 2017. Puis en 2019, ils avaient déjà réservé une série de dates pour la tournée From Scotland with Love, de Janvier à Mars 2020, et j’ai dû garder profil bas pour préparer ces dates, en 2019, parce qu’ils avaient décidé qu’on jouerait dans de très gros endroits, alors j’ai fait profil bas, et on sait tous ce qui s’est passé en 2020… Alors mes cinquante ans c’est un peu la fin d’une époque, et en plus, cet album, dont la plupart des chansons ont été écrites avant 2020, sonne comme un dernier cri de joie pour moi, ou le témoignage d’une autre époque, plus ancienne, ça tient debout ce que je dis ?
Oui, c’est un peu un souffle posthume, ce disque
Oui, et c’est bizarre qu’il sorte trois ans et demi après que son propre futur se soit mis en mouvement, et que personne ne l’ait entendu. À sa sortie, il aura presque quatre ans…
Ah, j’étais convaincue qu’il s’agissait de chansons récentes
Non, on a commencé à l’écrire vraiment en 2018, et l’idée c’était de capter le groupe tel qu’ils se tenait, là, en direct. Walter de la Nightmare est sorti de ces sessions, et puis j’ai essayé de faire une version de Burial Bleak, l’effet n’était pas génial. Il y avait aussi une chanson appelée Just you and I qu’on a joué pendant ces sessions, et celle-là elle tenait à peu près debout grâce au pont, alors on a pris cette section, je l’ai analysée, et on l’a ralentie, et ça a formé la toile de fond de Burial Bleak, alors on l’a enregistrée à nouveau. Toutes les autres chansons viennent d’enregistrements faits chez moi entre 2018 et 2020. Il a fallu des centaines d’heures de travail pour tout mettre au point, bien sûr, pour obtenir le son définitif, on a rajouté beaucoup de choses, et plein de gens sont venus apporter leur pierre à l’édifice. Je dirai que 10% provient de ces enregistrements à domicile, je me suis débarrassé du reste, et 90% sont des ajouts. Quand les confinements ont commencé, mon groupe s’est retrouvé éparpillé un peu partout en Écosse, et mon claviériste a décidé de faire quelque chose, parce qu’il s’ennuyait plutôt que pour une autre raison. Il a retravaillé Walter de la Nightmare ; il a complètement modifié la structure des accords de base, car il y avait perçu quelque chose de magique, et je lui ai envoyé Susie Mullen, une chanson que je venais de compléter sur mon huit-pistes. À la fin du premier confinement, on avait ces deux chansons de prêtes, et on allait les sortir, il fallait juste attendre un meilleur moment. Ensuite on nous a conseillé d’enregistrer un album en entier mais impossible de le faire rapidement car les studios étaient tous ouverts avec des horaires réduits, avec plein d’heures passées à tout nettoyer. Ils ne voulaient pas que deux membres du groupe soient en studio au même moment, on ne s’amusait pas du tout, alors Derek et moi on a pris notre temps, et on a collecté les enregistrements de tous les membres du groupes, faits chacun de leur côté. Notre but, bon, on faisait un peu les malins, mais on a fait en sorte que les membres du groupe enregistrent certains titres mais en fait, leurs contributions ont atterri autre part. On ne voulait pas que les uns ou les autres aient trop conscience de ce qu’ils faisaient. Par exemple, au lieu de leur envoyer une chanson au son de batterie déchaînée, on leur envoyait des phrases musicales plus douces : l’idée était de finir avec les pièces d’un puzzle géant, et de créer quelque chose que le groupe n’avait jamais joué, et je crois que c’est ce qu’on a fait. Bon, maintenant il va falloir qu’on apprenne à jouer tout ça ensemble, sur scène (rires) Ouais…c’est pour ça que j’ai réduit les effectifs live au maximum et on va essayer d’adopter un format plus électronique, pour utiliser des boucles qui viennent vraiment du disque afin de recréer ce qu’on n’a jamais vraiment foncièrement créé…en fait je me suis compliqué la vie, pas vrai ? (rires) Mais j’imagine que tous les groupes ont eu des trajectoires bizarres pendant cette époque
Oui, j’ai parlé à d’autres musiciens qui ont développé des façons inattendues de travailler pour s’accommoder de cette situation…
Ce qui est bizarre, c’est que ça nous a même apporté un espace de liberté, et pourtant c’est né du confinement ! Au début, je me suis adapté en faisant de la musique uniquement pour moi, et au cours des trois dernières années, j’ai acheté pas mal de synthés modulaires et j’ai essayé de comprendre comment tout ça, ça marche. J’ai aussi écrit des paroles mais pas encore de chansons en entier, et ces paroles sont très politisées, alors qu’à la base, je ne suis pas du tout un artiste engagé. Ce trip avec les synthés modulaires, ça a été une vraie expérience pour moi, et ça a un peu fuité sur ce nouveau disque. Un des musiciens qui joue dessus me dépasse de très loin à ce niveau, je ne sais pas si tu as écouté Drone in B sharp ?
Oui, et même en entier !
Il y a de vrais synthés modulaires dessus, ils sont vraiment très présents sur la deuxième moitié de ce morceau. C’est ce qui me branche en ce moment, et comme je te disais, j’ai été assez anxieux ces dernières années, et on était tous assez seuls, alors j’ai utilisé ma musique plus comme une thérapie, sans me soucier des gens qui allaient l’écouter, et la boucle s’est bouclée ! C’est comme ça que King Creosote a commencé, un projet de chansons enregistrées juste pour moi. À ses débuts, je jouais encore dans d’autres groupes, j’écrivais encore des chansons pour d’autres chanteurs dans ces groupes, et dans les groupes, les membres ont souvent une idée bien précises des chansons qu’ils voudront bien jouer et de nombreuses tentatives finissent à la poubelle. A ses débuts, avec King Creosote, je voulais faire quelque chose de ces chansons mises de côté, et me voilà, presque trente ans plus tard, faisant encore quelque chose de tout ce qui est hors des clous ! (rires)
En repensant au temps qui passe et ta voix, j’ai passé le disque à mes enfants et je leur ai dit ton âge, mon fils était surpris, il s’imaginait, à t’entendre, que tu étais beaucoup plus jeune…
Ah, je suis content de l’entendre, même si ma voix a changé dans le sens où ma tessiture…j’ai commencé dans un groupe de bluegrass et on chantait dans la rue, alors plus jeune, j’avais une tessiture plus large, une voix qui portait plus quand je hurlais, et je pouvais aller assez haut dans les aigus, sans voix de fausset, mais en vieillissant, c’est à une note beaucoup plus basse que la voix de fausset arrive, et je deviens un peu sourd d’une oreille alors je dois apprendre à m’accorder avec mon cerveau plutôt que ce qui arrive via mes oreilles, je dois aussi apprendre à m’écouter sur disque, et pendant des années, j’ai tenté de retirer tous les aspects que je n’aimais pas, tout en préservant mon identité, mais en même temps, j’ai aussi appris à chanter d’une manière qui me ressemble alors je n’ai pas aussi peur qu’on entende mon accent, et j’ai une meilleure connaissance de ce que je peux et ce que je ne peux pas faire avec ma voix, alors qu’à la vingtaine, pour être honnête, je copiais encore d’autres chanteurs…
Je crois que tu es un des rares artistes où je préfère ce que tu as fait dans la force de l’âge, à partir de 2009 ou 2010, que plus jeune…
Ah dieu merci ! Parce que moi aussi ! (rires)
Ben la plupart des musiciens, c’est l’inverse, j’aime ce qu’ils ont fait au cours de leur vingtaine et trentaine, mais après, ça s’estompe un peu…
Je crois que c’est en signant chez Domino qu’on a commencé à prendre mes disques au sérieux puis après il y a eu toute cette période « Diamond Mine », avec Jon Hopkins, je pense que ma voix…avant, je me focalisais surtout sur les paroles et le son d’ensemble du disque, ma voix c’était juste une sorte d’instrument pour faire passer un message et je ne me considérais pas comme un chanteur, enfin je chantais dans un groupe et j’ai souvent chanté dans les autres groupes dont j’ai fait partie. Au tout début, King Creosote, c’était un projet en home studio, alors quand j’ai été obligé de sortir et chanter seul devant les gens…ce n’est qu’à la sortie de KC rules OK que j’ai vraiment commencé à le faire et quand il a vraiment fallu que j’apprenne…mais c’est aussi à ce moment là que ça a vraiment commencé à me plaire. Avant, ça me mettait un peu la honte de chanter en direct, et même si le groupe m’écoutait de l’autre côté de la vitre du studio et entendait les paroles pour la première fois, ou quand l’ingé son me demandait combien de « f » il y avait dans des mots comme « fan », et me disait « eh, on dirait qu’il y en a environ cinq ! » (rires), alors oui, là ça ne s’entend pas, maintenant, mais je suis excessivement timide et il a fallu que je bosse là-dessus, même pour jouer dans la rue, pour des passants. Je dirais que ce n’est que dans les années 2010 que j’ai apprécié chanter en public, et que j’ai souscrit à l’idée que je pouvais oublier la personne qui se trouvait là, ce petit gars avec son gros nez et ces cheveux qui ne sont jamais vraiment…enfin oui, je perdais tout ça de vue, et ça va faire hippie complet, mais je me donnais entièrement, juste aux paroles, et en une seconde, dès que j’ai compris que je pouvais faire ça, les gens adhéraient nettement plus à ce que je faisais. Quand je chante des titres comme The racket they made, qui appartient à une époque désormais lointaine, ou My favourite girl, sorti en 2002, pour convaincre avec ça, vingt ans plus tard, je dois vraiment revisiter la période où je les ai écrites et ramener tout ça au-devant de la scène. On ne peut faire des choses comme ça que si l’activité en tant que telle nous plait, si on a la capacité mentale à ne pas trop penser aux notes, se faire confiance qu’on les atteindra et accorder un peu de place dans son cerveau au message. Je me suis bien amusé avec ça, et ça m’amuse encore maintenant, même si je ne chante plus très souvent en live. Mes concerts récents ne sont pas annoncés, ils se tiennent dans des lieux assez secrets, mais quand je m’y replonge, je m’oublie, j’oublie mes tracas et mes malheurs, en fait j’efface Kenny Anderson de l’image, et le mythique King Creosote réapparait, je remets la cape, et je voyage dans le temps, je me soucie encore de toutes ces choses, mais d’une bonne et pas d’une mauvaise façon (rires). Je ne sais pas si j’y arrive sur tous les titres de ce disque mais l’avant-dernier, oui, et j’en suis très content. Cela dit, je suis aussi très content de Burial Bleak, et du rendu de ma voix sur Susie Mullen, normalement, je n’arrive pas à chanter aussi rapidement que ça et que mes paroles soient synchro, avec le double tracking, mais là, j’en suis plutôt satisfait. Il y a trois versions où je chante les mêmes paroles, je crois, et elles ont toutes quelque chose, au niveau du chant. Pour y parvenir, le claviériste est venu me voir ici, chez moi, et m’a installé un studio portable mais même ça, ce n’est pas aussi percutant que quand t’es debout, là, à chanter devant les autres.
Ce que tu dis me fait penser à une discussion récente avec un ami : à présent, quand on créé ou on passe de la musique, on la regarde autant qu’on l’écoute car les écrans affichent tellement…
Oui, j’évite, autant que possible, je n’ai jamais enregistré avec ces packs que l’on trouve sur internet et si j’enregistre chez moi, je ne regarde que quand ça va dans le rouge ou si ce n’est vraiment pas fort. Pareil pour le mix, après, c’est si facile d’utiliser tes yeux, et je dois parfois en parler avec les ingés son, car ils utilisent leurs yeux à présent, ils me préviennent : « là, on voit que la voix dépasse un peu », et je leur demande si ça s’entend vraiment, je leur balance, « si tu ne regardes plus l’écran, si tu fais tourner ta chaise pour que tu ne puisses plus le voir, et que tu utilises tes oreilles, tu réaliseras qu’en fait, la voix est submergée, alors peu importe la représentation graphique du volume, le nombre de fois que c’est dans le rouge… », et la plupart du temps, ils me répondent, « ben ouais, t’as raison ! je ne l’avais jamais entendu comme ça ! » et je rajoute que c’est parce qu’ils n’utilisent pas leurs oreilles, que cette orchestration, elle n’est pas si forte que ça, et que je vais même l’augmenter d’une moitié de décibel…et je dis, « même comme ça, c’est pas assez fort », alors je suis un vrai chieur, surtout pendant le mix, parce que je traine autour de la console, et j’augmente tout, invariablement ils les baissent un peu. Un des trucs dont je suis le plus fier, c’est sur le disque Astronaut meets Appelman, sur la deuxième chanson avant la fin, il y a ce moment ou la cornemuse arrive avec fracas, et c’est vraiment fracassant, au point où, si on est Écossais, on est obligé de crier « Eh Aye ! », on ne peut pas s’empêcher, mais il a fallu que j’intervienne pour m’imposer, car à l’écran, on aurait dit que ça allait griller les enceintes de toutes les chaînes hi-fi des gens écoutant ça chez eux. C’est vraiment un des points fort du disque, cette avalanche de cornemuses, je l’ai lu dans des commentaires, et l’ingé son m’a dit après, oui, t’as eu raison de batailler pour ça, c’est une cornemuse, ça ne commence jamais doucement…
C’est vrai !
Quand un type se met à jouer de la cornemuse, il n’y a pas moyen d’y échapper, alors je me suis dit que des petites cornemuses toutes polies ce n’était juste pas possible, elles sont brutales ! Ce sont des instruments annonçant l’entrée en guerre, à l’origine. Alors voilà, c’était ma petite victoire !
J’aime bien finir avec des questions plus légères…une de mes chansons préférées de toi c’est Aurora Boring Alias, j’aimerais en savoir plus sur le chat dont il est sujet…son nom ? il est toujours vivant ?
Ah…il n’est plus là…ça, c’était Eddie, il appartenait aux parents de Jen [Jenny Gordon : sa femme et alliée musicale], c’était le chat de la famille, et c’est marrant, c’était quand Louie [sa fille] était toute petite, elle ne parlait pas vraiment encore à ce stade, juste quelques mots, on était dans le jardin, et tout à coup, elle jouait dans le jardin, et elle nous dit « Eddie, dead », et le père de Jen, Alan, il a levé la tête et il a fait « euh…quoi ? » et puis il est rentré dans la maison et Eddie était allongé là, sans vie. C’est un post-scriptum bizarre pour Aurora Boring Alias, voilà.
Ah, ce serait parfait pour le nouveau disque…on revient au point de départ de l’entretien…
(Voix très enjouée) Retour vers la mort !
J’ai une dernière question de ma fille, désolée à l’avance pour cette question, mais tu portes un kilt ?
(Rires) Alors, j’en ai un à la maison, j’ai l’ensemble tout entier, et je l’ai porté quand la dernière fois ? Je pense que c’était l’été dernier, en juin ; j’ai reçu une licence honorifique de la part de l’Université St Andrews [à Édinbourg], et j’ai mis mon kilt en entier pour ça mais malheureusement, ils te forcent à porter cette espèce de robe bleue, et elle descend plus loin que le kilt alors je me tenais là en robe bleue avec le Ghillie [chemise blanche à col large] blanc qui dépassait et mes chaussettes Argyle [grosses chaussettes en laine], alors oui, je porte un kilt, mais que pour les occasions spéciales !
Ah ben je lui dirai quand elle rentrera ce soir ! Merci en tout cas pour cet entretien !
Et merci à toi d’avoir mentionné cette chanson, comme ça
Je me suis toujours demandé ce que le chat était devenu…
Oui, il est où Eddie…?
C’est marrant parce que ce n’est pas la plus connue, mon moment préféré c’est la fin où ça devient complètement cosmique, j’y étais même parvenu dans mon studio chez moi, Jon [Hopkins] a tout retravaillé à partir de ce que j’avais fait chez moi, le bon équilibre y était déjà !
Merci vraiment en tout cas et bonne chance avec le disque et les autres entretiens…
Je crois bien que c’est le seul que je fais par téléphone, j’ai l’habitude de répondre par mèl interposé…
Ah ? J’ai du bol alors !
(rires)
King Creosote · I Des
Domino Records- 3 Novembre 2023