[dropcap]« J[/dropcap]e vous demande de renoncer à la plus petite parcelle de scepticisme, au moins pendant ce court laps de temps où nous parlons ensemble. Souvenez-vous plutôt de ces voix inattendues qui de temps à autre vous appellent par votre nom. (Cela ne vous est jamais arrivé?) Aujourd’hui encore, au cours de ces instants de transition qui précèdent l’heure habituelle où nous nous levons, j’ai eu la nette impression qu’on m’appelait, à tel point que, après m’être réveillé, m’être levé et être allé aux toilettes, je n’ai pas pu me retenir de déverrouiller la porte et allumer la lumière, de marcher en inspectant chaque pouce de la maison. Une voix murmure à mon oreille. Je me retourne ; je ne vois rien. »
Le pouvoir de celui qui raconte des histoires est grand. Qu’il s’agisse de ressusciter les morts ou de faire parler les animaux, rien n’est impossible au démiurge qui accepte de se libérer des présupposés de la réalité. Krishna Monteiro est de ces sorciers qui invoquent les âmes des autres… Ou bien sont-ce elles qui viennent lui murmurer à l’oreille, comme à certains de ses personnages qui , par leur capacité à raconter des histoires, se retrouvent medium malgré eux, parlant des langues inconnues, et pourtant parfaitement compréhensibles ?
Je ne l’ai plus jamais revu. Et maintenant que j’ai transformé l’écriture en fugue, à moins qu’elle ne soit devenue une nécessité, j’ai décidé de reconstituer ton itinéraire en Italie : de suivre tes pas.Krishna Monteiro
Ce qui n’existe plus, c’est avant tout le père décédé, un père avec qui il a toujours été difficile de parler, qui revient voir son fils et dérange les livres dans la bibliothèque. C’est encore cet animal dressé à tuer et qui, dans la fureur du combat, se rappelle son enfance d’oisillon en même temps qu’il compatit au sort de sa victime. C’est cet homme qui rencontre un médecin de sa connaissance la nuit à un croisement de routes. Sept nouvelles aux limites de la conscience où ceux qui ne devraient pas parler racontent, où ceux qui devraient se confier attendent trop longtemps.
Et à chaque page, cette impression si bien décrite dans la dernière nouvelle (une âme en travers du corps), de se trouver dans la zone floue qui précède le plein réveil, celle où les rêves s’effilochent, troublent la matérialité du réel. Par ses sujets, on rattachera facilement Monteiro à certains thèmes de prédilection de Borgès, mais on a déjà un peu trop abusé de cette référence pour masquer ce courant plus large du réalisme magique, toujours très présent dans la littérature américaine, qu’elle soit lusophone ou hispanophone. Cependant, Krishna Monteiro, né en 1973 au Brésil, ne se contente pas de s’y affilier : il lui apporte un beau souffle de modernité en tordant les narrations habituelles, en faisant la part belle à l’impression fugace et en pratiquant l’art du mensonge onirique. D’une scène à l’autre, parfois d’un paragraphe à l’autre, les transitions sont brutales, les personnages se confondent, on ne sait plus qui est vivant et qui est mort. Voici le lecteur dans une délicieuse incertitude, mené au bout des histoires par la puissance d’évocation du conteur, à la recherche d’une planche de salut dans ce monde qui échappe aux personnages décrits (on fera bien de rattacher plutôt la prose de Monteiro à celle de ce grand inconnu (en Europe) des lettres brésiliennes, Campos de Carvalho). Et quand bien même l’histoire se veut plus ancrée dans le réel, comme dans la très belle « Monte Castello », la vérité est fuyante, nécessite la médiation du livre et la reconstruction par l’écriture, pour ressurgir.
« Une obscurité grise prend à nouveau le monde d’assaut ; presque sans m’en apercevoir, je porte la main à ma poche et je serre les pièces de toutes mes forces. Et aujourd’hui encore, lorsque j’ai l’impression d’être ballotté par les assauts et les retraites de mes batailles personnelles, ou dans les moments où je me sens partir à la dérive dans les limbes, errant sur les rivages d’un fleuve dans l’attente de la barque de Charon, je serre ces pièces, et c’est comme si mes mains tenaient les siennes, lorsqu’elles essuyaient mon visage, veillant mon sommeil, m’arrimaient fermement comme une ancre. »
Et c’est bien la force des conteurs, de laisser planer, à la fin de chaque histoire, une certaine dose d’incertitude, afin de laisser au lecteur la possibilité de savoir s’il veut y croire. Rattacher l’homme au monde par les contes et les récits.
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Ce qui n’existe plus de Krishna Monteiro
traduit par Stéphane Chao
Le Lampadaire, février 2020
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Image bandeau : Photo by Brianna Santellan on Unsplash