[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#993300″]A[/mks_dropcap]line porte une blouse d’infirmière. De retour depuis peu dans « Le Quartier », où elle a grandi, elle partage ses journées entre l’assemblée des Femmes et l’appartement de Mariette, solitaire et prématurément vieillie.
Mariette aime boire du vin doux, Aline l’en empêche. Mariette critique. La précédente infirmière, la petite Blanche, la laissait faire. Mais la présence de la fille noire, certes plus autoritaire, est néanmoins rassurante et Mariette se confie sur ce que fut sa vie et celle du quartier au temps où Mame Baby était encore en vie.
C’est par l’entrelacs des histoires que raconte Mariette et le fil des souvenirs d’Aline que se tisse le récit du premier roman de Gaël Octavia. Seule dans son fauteuil, Mariette se raconte par à-coups, revenant toujours sur les mêmes événements, les mêmes figures : son frère Léopold, qui a trouvé la foi après s’être mal comporté, ses maris, son fils Pierre, que la violence qui habite le Quartier lui a arraché et dont elle a dû traîner le corps mutilé ; et finalement Mame Baby, figure du quartier, inspiratrice de l’assemblée des Femmes, enfant parfaite morte trop tôt.
Sa fonction, on le comprend vite, Aline l’a héritée bien avant de recevoir la blouse de Suzanne, la petite Blanche qui la portait avant elle. Entre les trois femmes, celles qui se prétendent à l’écoute, celle qui se raconte, s’esquissent une poignée d’événements qui illustrent la vie du quartier, tragédies personnelles autant que fondements des rapports humains locaux. Ils dévoileront progressivement les liens insoupçonnés qui unissent les différents protagonistes.
Au-delà de ces trois personnages, La Fin de Mame Baby est surtout le roman des absents, des événements passés mais dont on ne parle plus, des mensonges qu’on entretient, de ceux dont on ne veut pas se souvenir, même quand on croit entretenir leur mémoire. Et il n’est pas innocent que le titre fasse référence à un événement fondateur, mais pourtant encore trouble malgré les révélations successives.
Comment dire ce qui est arrivé à Mame Baby alors que chaque figure dévoilée semble présenter un double visage ? Ainsi de Pierre – l’autre disparu du livre – dont Mariette parle avec tendresse et affection, mais qui devient « l’homme au couteau » lorsque Suzanne lui raconte l’histoire d’amour violente qui les liait. Ainsi de Suzanne, belle fille détestée devenue infirmière providentielle. Ainsi de Mariette, conspuée par Le Quartier, mais protectrice secrète de Mame Baby. Ainsi d’Aline, dont l’identité s’affirme alors que les histoires s’enchaînent, et qui pourrait bien ne pas être la narratrice extérieure qu’elle clame être au début du roman.
La sociabilité visible dans le roman de Gaël Octavia est essentiellement féminine. Aux hommes les pardons de la religion, aux femmes le réconfort de l’assemblée, groupe de parole et d’entraide créé à la mort de Mame Baby. Enfin, central, le trio Aline – Mariette – Suzanne explore le rapport à l’amour, à la soumission (ou non) à des violences souvent très masculines, ou encore à la maternité.
Il n’est pas question à proprement parler d’écriture psychologique, et la narratrice se dispense de donner une analyse. C’est le passage par le souvenir, et le récit de celui-ci, qui sert de révélateur des mentalités et des esprits. Les portraits se dessinent subtilement dans la confrontation des histoires, alors qu’Aline soupèse la part de vérité de chacune de celles-ci à l’aune de ses propres préjugés. Le processus est soutenu par une construction romanesque impeccable qui sait entretenir l’attention sans céder à certaines facilités feuilletonnesques.
La description des faits par couches successives conduit à une accumulation qui dévoile progressivement une certaine vérité. L’écriture, qui se place entre celle d’un conte familial et chronique sociale, fait le reste et donne à ce roman une intensité peu commune. On est ailleurs, et en même temps très proche ; on lit autre chose, et pourtant l’on ne parle que de thèmes fondamentaux avec, comme arrière-goût, l’amertume des relations gâchées et la douceur du pardon.
Un magnifique premier roman qui, jusqu’alors, n’aura pas trouvé en cette rentrée littéraire l’écho qu’il aurait pourtant mérité.
La Fin de Mame Baby de Gaël Octavia
Collection Continents Noirs – Éditions Gallimard – août 2017