« Je n’ai pas peur de me faire prendre. J’ai peur de me faire prendre deux fois. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a lumière vire au bleu, écharpe les yeux. Migraine. La tête contre les murs. Cacheton. Cacheton. Cachetons. Réveil à l’hôpital. Daniel Fletcher se réveille à l’hôpital — faux : Christopher Thorne se réveille à l’hôpital — faux : Eric Bishop se réveille à l’hôpital — faux : John Vincent se réveille à l’hôpital. Change de nom, mais après chaque migraine se réveille à l’hôpital. Et n’a le droit qu’à une seule chance pour convaincre un psychiatre que son intoxication médicamenteuse volontaire est accidentelle. Quelques heures pour anticiper les questions du médecin, analyser son attitude, déchiffrer le code de ses notes et jouer à tour de rôle le type indifférent, à l’aise, exaspéré. Obséquieux, passif. Digne de confiance. En colère mais résigné. Coopératif. — Empalmage.
Imaginez un héros roux et polydactyle régulièrement accablé par des migraines terribles qui le poussent à l’overdose, génie de la contrefaçon qui travaille à temps partiel pour la mafia, et prêt à tout pour éviter l’enfermement — prison ou asile, électrochocs et menottes. Capable de dessiner n’importe quelle figure les yeux fermés, à main levée, au millimètre près. Une ordonnance, un billet de cent, un passeport. D’évaluer en moins d’une seconde la taille et la surface précise d’une pièce et d’effectuer n’importe quel calcul mental. De se faire délivrer un acte de naissance et un numéro de sécurité sociale. Un permis de conduire, une carte d’abonnement à la médiathèque, quelques amendes pour stationnement interdit. De troquer son identité dans la foulée. Et de disparaître.
Le narrateur ment donc avec naturel à chaque instant de son existence, mais livre au lecteur l’intégrité de son histoire doublée d’un manuel pour usurpateur d’identité, analyse et commente ses mensonges, manipule tous les experts et ironise sur la société. Joueur génial qui décrypte ses propres tours de prestidigitation, le John Vincent de Craig Clevenger ressemble fort à un Keyser Söze qui rectifierait en voix off et en live les affabulations de son récit, ou à un héros de comics échappé d’un Fight Club façon film d’arnaque. Alternance de scènes d’interrogatoire et de flashback couronnée d’un twist final génial, Le contorsionniste est un coup de poker, un immense bluff qui bouscule les codes narratifs, un récit haletant, rythmé et assez jouissif que l’on peut déjà ranger parmi ses classiques.
Saluons au passage la belle traduction de Théophile Sersiron qui nous permet d’accéder à ce livre paru il y a une dizaine d’années outre-Atlantique et les étonnantes illustrations de Yann Legendre, entre hallucinations psychédéliques et test de Rorschach.
« J’ai le droit d’être nerveux. Restez trop calme et ça devient suspect. Il m’a fallu des années de pratique pour apprendre à avoir l’air naturel. Pensez au père de famille de classe moyenne sortant d’un cinéma X, regardant autour de lui comme un rongeur apeuré, vérifiant sa braguette, pensez au gamin aérant sa chambre et se gargarisant pour faire partir son haleine enfumée avant que ses parents ne rentrent. J’ai changé six fois de nom en trois ans, de nom, de numéro de sécu, de parents, d’expérience professionnelle, de bulletin scolaire et d’empreintes digitales. Je dois encore me rappeler comment avoir l’air naturel. J’enclenche le mode imitation, me rapprochant de la pose du Psy — pieds à plat, mains visibles et légère inclination vers l’avant, assurance, honnêteté. Ici, le détail le plus important à retenir est : fréquence, fréquence, fréquence. Continuez à bouger, changer de position toutes les cinq minutes. Certains types se bloquent tellement pour que leur histoire tienne debout qu’ils en oublient de bouger, jonglant avec tellement de détails dans leur tête qu’ils sont pris d’une rigidité cadavérique, et ça se voit, ça jette un coup de projecteur sur les failles de leur histoire. »
Le Contorsionniste, Craig Clevenger. Traduit par Théophile Sersiron. Editions Le Nouvel Attila, septembre 2016.
Le site du Nouvel Attila – le site de Yann Legendre
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