Place Taskim, Istanbul, Turquie / Parc Zuccotti, New York, USA / Puerta del Sol, Madrid, Espagne / Place Tahrir, Le Caire, Égypte / Boulevard Rothschild, Tel Aviv, Israël / Place du Gouvernement, Tunis, Tunisie / Place des Martyrs, Beyrouth, Liban / Place de la Victoire, Bucarest, Roumanie/ Place Syntagma, Athènes, Grèce/ Place Nezavisimost, Sofia, Bulgarie / Maïdan Nezalezhnosti, Kiev, Ukraine/ Le parc du Triangle, Kamazaki, Japon/ Place de la Révolution, Barcelone, Espagne/ Place de la République, Paris, France.
Elles ont donné leur nom aux événements qui s’y sont tenus et se sont confondus également avec les revendications qui s’y sont exprimées, déjà célèbres, ou nommées juste le temps des faits, comment définir ces places où se sont déroulés, dans de nombreuses villes du monde, les principaux élans de contestation populaire et de convergence des luttes des deux dernières décennies ?
Ce recueil collectif par la pluralité des formes et des voix qu’il rassemble : fiction, témoignage, reportage, récolte & transmission de la parole, analyse, fable… interroge le rapport aux corps, à la parole, aux modèles de représentations politiques émergentes ou avortées.
C’est aussi le moment d’une tentative de représentation des différences de rapport à la démocratie, à la menace (de mort, de silence, de nationalisme, d’intégrisme, de corruption…), comme le raconte Aiman Abdel Hafez à François Beaune à propos des manifestations place Tahrir au Caire en 2011 : « L’atmosphère est joyeuse, exaltée, parce que on se sent menacés de mort, et la mort soude les gens mieux que n’importe qu’elle idée ».
Lieu de mémoire ou d’avenir ? Lieu des « demandes civiques et sociales », « carrefour d’une mobilisation spontanée ou choix stratégique », la place, peut-on lire en introduction, apparaît comme « une projection dans l’espace de ce que la pensée critique opère dans le champ des idées ». La place est donc : un espace critique qui peut être pensé par le peuple, les chercheurs, les écrivains.
Une place publique est un lieu qui s’écrit, un lieu qui s’écrie, un lieu qui se récrie et se réécrit sans cesse.
Emmanuel Ruben
Les auteurs de ce recueil collectif pensent le monde et le donnent à penser. Ils accompagnent le lecteur dans son chemin de citoyen, ils enrichissent sa capacité à comprendre le réel Auteurs transversaux, d’horizons variés, leur littérature est ancrée dans le rapport aux sciences sociales à l’histoire et à la géographie, ils allient au reportage, à la fiction, à la recherche, un rapport au présent qui permet de « faire signe », d’avancer vers une pensée commue, une pensée en partage.
Le recueil s’ouvre, sur un texte de l’écrivain turc Hakan Günday. certainement le texte du recueil le plus empreint de fiction, un texte proche du conte car conter pour cet auteur est sans doute la façon la plus sûr de pouvoir prendre la parole dans un pays où règne la censure. Pour Hakan Günday, une place « ce n’est pas seulement un espace vide où les gens se réunissent. Une place est un lac mémoriel. Tout ce qui a été vécu tout au long de l’histoire sur cette place est enfoui dans ce lac. Et les gens commencent à marcher dans l’histoire dès qu’ils y posent le pied. Certains s’y noient, d’autres atteignent la rive opposée. Mais au bout du compte une place, quelle que soit son étendue physique, n’est jamais plus vaste que l’histoire. Une autre particularité des places, c’est que les traces de sang et de larmes sur leur sol ne s’effacent jamais.»
Le livre des places interroge également le temps de la révolte, de l’insurrection. Quelles ont été les conséquences des mouvements ? À quel moment en a-t-on ressenti les répercussions réelles ?
Illusions, échecs ou espoir ?
Quelque chose est advenu énonce Pierre Ducrozet qui fait, dans son texte, le choix de la fiction, mettant son narrateur au cœur de l’action, au cœur de la révolte. Passer par la fiction laisse, ici, une grande place au lecteur. Il peut, lui aussi, être ce manifestant nouvellement révolté, en apprentissage de lutte.
« Alors je l’ai vu très clairement, dans cette soif lourde qui m’a prise à la gorge : quelque chose était advenu, qui commençait. Et comme les mots denses prononcés sur un trottoir, comme les gestes à la nuit tombée, comme tout ce qui s’inscrit dans la texture du temps, personne ne pourrait nous l’enlever »
Quelque chose est advenu dit-il qui, se crée au moment où se rassemblent les corps car, selon Judith Butler, citée par Cloé Korman et Mathieu Larnaudie dans leur texte écrit à quatre mains sur le mouvement Occupy Wall Street, « lorsque les corps se rassemblent pour manifester leur indignation et affirmer leur existence plurielle dans l’espace public (…) ils revendiquent le droit d’apparaître et d’exercer leur liberté, ils réclament une vie vivable ».
Les corps, que l’on a vu et entendu Place des Martyrs à Beyrouth pendant la révolte de l’été 2015, nous dit Fadi Tofeli , sont l’écho « des peuples, la voix des peuples à se constituer en société civile ». Camille de Toledo, lui, se souvient des images de « la parole partout qui se libère », « des places qui réclament la dignité, qui exigent la justice ».
Mais, ces places qui ont vécu la liesse, les illusions, les espoirs, ont-elles gardées en elles l’esprit de la Révolution ? En retournant à Tunis, sur les traces de Mohamed Bouazizi « le petit fantôme de la Kasbah », Camille de Toledo repasse en lui « le souvenir des diverses vagues révolutionnaires : celles qui avait réussi et celles qui avait échoué. Les jeunesses partout qui pendant les mois suivant le suicide de Bouazizi avait écrit une histoire de l’avenir : Tunisie, Égypte, Libye, Yémen, Syrie, les tentes dressées jusqu’aux places de Tel-Aviv. », à Tel-Aviv où Anne Collongues & Jérôme Bourdon notent que « l’événement n’a donné naissance à aucun parti » mais a créé une société civile revigorée.
Le sentiment qu’on ne peut ignorer à ce moment-là est celui d’une démocratie qui se réinvente par un « renouvellement des modes d’organisations« .
«Rothschild (ainsi nomme-t-on le Printemps Israélien de 2011) sera une démocratie linéaire, éparpillée, péripatéticienne.
(…) Le mouvement trouve rapidement une symbolique la tente (…), cet emblème consacre le motif premier de la révolte : le droit au logement revendiqué par une foule qui a envahi le boulevard transformé en lieu de rencontres et d’échanges. (…). »
Créer « un espace de revendication en dehors des règles habituelles de la représentation démocratique », c’est ce qui va se mettre en action en priorité lors du mouvement Occcupy Wall Street à New York, raconte Mathieu Larnaudie et Cloé Korman. Il n’y a pas de délégués, de représentants n’y de programme. Va-t-on se mettre en dehors de la politique ou inventer de nouvelles formes de représentations ?
« (…) sur cette place, c’est une ville miniature que nous avons formé une mini démocratie directe qui fonctionne mieux qu’une vraie tout y est discuté, tout y est reformulé.» exprime le narrateur de Pierre Ducrozet à Madrid durant le mouvement des Indignés. À New York, rapportent Mathieu Larnaudie et Cloé Korman, square Zuccotti, « le mouvement s’est illustré par sa grande inventivité dans les formes de communication et d’expression Occcupy (…) a joué un rôle important dans l’histoire récente des soulèvements en leur fournissant des slogans des modalités d’actions, des exemples de fonctionnements alternatifs au sein d’une démocratie occidentale ».
Les modèles se réinventent et pourtant, même si l’on est en droit de se questionner comme le fait Mathias Enard dans son texte sur Madrid et la Place de la Révolution : « Est-ce que l’espoir n’est pas la seule justification des combats politiques ? », une forme de désillusion, elle, semble bien parcourir l’ensemble du recueil et atteindre son ancrage le plus fort dans le texte d’Irina Teodorescu à propos de la Roumanie :
« Comment faire avancer une société, surtout une aussi traumatisé que celle de Bucarest ? Et par société on entend une rue une place un quartier une ville un pays comment faire avancer l’humanité sans laisser personne derrière est-ce possible ? »
Ou dans les paroles du réalisateur Roger Konst rapportées par Anne Collongues et Jérôme Bourdon dans leur texte sur Tel-Aviv : « il y avait un demi-million de personnes qui criait et je n’avais pas le cœur de leur dire que rien n’en sortirait. J’ai pensé : photographiez-vous avec votre smartphone et souvenez-vous qu’un court instant vous n’étiez pas tout seuls.«
« Impossible aujourd’hui d’exalter la Révolution Rothschild sans se mentir » ajoutent les auteurs « il suffit de voir la faiblesse de la gauche de toutes les gauches (sociale, politique, civile) dans l’Israël d’aujourd’hui. Mais trop facile aussi de passer Rothschild à la trappe sauf à désespérer de toute politique. »
Ce que l’on retiendra de ce recueil est sans doute que la démocratie se gagne étape par étape, quelle n’a ni le même visage, ni les mêmes douleurs, ni les mêmes espoirs d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, d’un hémisphère à l’autre mais comme le dit Emmanuel Ruben en parlant de son ami Ukrainien qu’il tente en vain de retrouver à Kiev après la fin des combats « Yarik sait que la révolution est dans l’impasse mais il sait aussi que les révolutions avancent par palier ».
avec des textes de : François Beaune, Arno Bertina, Jérôme Bourdon, Anne Collongues, Pierre Ducrozet, Mathias Enard, Valérie Gérard, Elitza Gueorguieva, Hakan Günday, Aiman Abdel Hafez, Maria Kakogianni, Cloé Korman, Mathieu Larnaudie, Camille Louis, Emmanuel Ruben, Jérôme Schmidt, Irina Teodorescu, Fadi Tofeili, Camille de Toledo.