et c’est peu de le dire, tant les mains jouent dans cette histoire une partition particulière. Mais commençons par planter le décor. La forêt. Le profond de la forêt. Quelque part non loin d’une frontière qui n’est pas nommée, lieu de passage et de chasse aux migrants. Là, dans sa turne, vit un homme malfaisant. Solitaire. Enfin, pas tout à fait solitaire, car son domaine est truffé de pièges à enfants. Il finit toujours par en tomber un dans le filet. Si c’est un garçon, le maître des lieux saura s’en servir. Oui, l’enfant sera son esclave domestique et son esclave sexuel aussi. Ou bien il le vendra à l’autre ogre à l’appétit insatiable. Si c’est un migrant ou un milicien, tant pis, il faudra s’en débarrasser, d’une manière ou d’une autre, ne pas laisser de trace, de témoin. Seules leurs mains coupées serviront de trophées au chasseur, comme les queues de castor sous d’autres latitudes.
C’est un petit garçon de dix ou onze ans, égaré là après un long voyage, que le maître a décidé de garder près de lui. Subissant les pires sévices, le jeune enfant, renommé « Gün-Aydrinn » par Messire, apprendra l’art de la chasse, car on le destine à cela précisément. L’ogre veut un héritier, qui lui succédera. Un qui chassera pareillement le migrant et l’enfant. Alors Gün-Aydrinn doit apprendre, à la dure. Pour devenir impitoyable, le garçon doit éprouver dans sa chair la douleur de l’asservissement, la haine et le désir de tuer. Mais attention. S’il émet la moindre velléité de trahir son maître, celui-ci a tout prévu, trahison vaut mort certaine.
Lorsque deux nouveaux pensionnaires sont pris au piège, tout bascule dans la tête du petit esclave. L’ogre le met alors au défi de résoudre ce conflit cornélien : rester loyal au maître et recouvrer la liberté, ou échafauder un plan pour mettre un terme à l’horreur, au risque de mourir.
« « hum, elle est bonne ta soupe günni-boy »
il m’appelle parfois comme ça/quand il est satisfait
j’épie ses réactions
je l’étudie
il y a quelque chose de crapaudesque dans son visage
de laid
de sale
et pourtant son visage est plutôt ordinaire/pas vilain dans le fond
la laideur est ailleurs
profondément enfouie dans les chairs »
─ Michel Hauteville, L’enfant des forêts
Avec son deuxième roman publié en vingt ans, Michel Hauteville frappe fort. Les éditions du Tripode aussi! C’est une histoire qui ne peut laisser indifférent. On éprouvera tour à tour dégoût, espoir, fascination pour le morbide, mais il sera bien difficile d’y dénicher la joie. Ecrit à quatre mains (encore une fois, les mains !), avec une construction en quinconce – voix de l’ogre, voix de l’enfant- dans un style empreint de tournures précieusement ridicules et d’expérimentation syntaxique, le texte est beau et sa beauté sublime l’horreur de la situation. Rien de graveleux, donc, l’auteur s’attachant à rendre les pensées et sentiments de ses personnages plutôt qu’à décrire par le menu les terrifiants sévices que l’ogre fait subir à l’enfant. La violence physique et psychologique est toutefois présente de bout en bout, le stress et la tension toujours au maximum, ce qui peut décourager certains lecteurs. A ne pas mettre entre toutes les mains, donc.
Tout comme les contes traditionnels, L’enfant des forêts est aussi (et surtout) un conte philosophique, qui amène à réfléchir sur la dialectique maître/esclave, bien/mal, amour/désir. Il n’est pas si fréquent d’avoir sous la main un tel livre, d’une originalité absolue dans son écriture tout comme dans le sujet choisi. Devra-t-on attendre vingt autres années pour lire le prochain Michel Hauteville ?