[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a en bande dessinée comme dans bien d’autres domaines, ces auteur·ices dont on attend avec la plus grande des impatience, le prochain album, avec un peu d’appréhension aussi, tant on aime et admire leur travail. Marion Fayolle est de celles là. À chaque dessin paru dans la presse, notamment ceux publiés par New-Yorker (et que vous pourrez retrouver par ici – attention vous risquez d’y passer un bon bout de temps), on se languit d’avoir entre les mains la prochaine histoire, le prochain émerveillement. Et autant le dire tout de suite, avec Les Amours suspendues, l’autrice ne faillit en rien et comble toutes nos attentes.
Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore l’univers incroyable de Marion Fayolle, petit retour en arrière. Son premier livre, L’homme en pièce, est publié en 2011 chez Michel Lagarde, on y découvre un trait d’une délicatesse inouïe, un univers riche, sensible et déjà particulièrement incarné, où la narration muette, justement, nous laissait sans voix.
C’est ensuite avec La tendresse des pierres, (Magnani, 2013) que l’on retrouve toute la virtuosité de l’illustratrice. Elle y raconte avec une justesse rare, la maladie, puis la disparition de son père dans un album dense, bouleversant et dont la qualité du travail éditorial en fait un objet précieux dont on chérit la place dans sa bibliothèque.
Il y a aussi eu Les coquins toujours publié chez Magnani, recueil de métaphores à la fois surréalistes, érotiques et drolatiques, comme elle sait si bien les manier.
Et puis aussi l’illustration d’un ouvrage d’Emmanuelle Pagano, des albums jeunesse, et la co-fondation de la géniale revue Nyctalope, bref, tout un monde à découvrir et même, à redécouvrir sans cesse.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans Les amours suspendues, Marion Fayolle innove, et ce n’est pas la moindre des innovations, pour la première fois, ses personnages parlent. Jusqu’alors, ils étaient tous·tes muet·te·s, sans exception, seule une voix-off venait parfois accompagner le dessin. L’on aurait pu craindre cette nouveauté et redouter que le dessin y perde quelque chose. En réalité, il n’en est rien. Le jeu de mots et des images, qui se renvoient la balle, se collisionnent et s’accompagnent s’avère être d’une efficacité redoutable.
Les amours suspendues, ce sont ces histoires d’amour que le jeune homme de l’histoire suspend, fige, avant qu’elles ne deviennent sérieuses, car, pas de méprise, il est amoureux de sa femme, il l’aime, oui mais voilà, « il aime plaire ». Il noue donc de platoniques relations, jusqu’à les rendre statues, pour les garder là, pas loin, au cas où. Il y a trois femmes, la robe rouge, femme fatale et imprévisible, la robe violette figure admirée, tutélaire, qui élève et rassure, la robe jaune, enfin, fragile, dépendante, dont il faut prendre soin. Et ce détail, qui n’en est pas un et qui dit toute la maîtrise de l’autrice : la femme, l’officielle, porte sur sa robe, les trois couleurs réunies.
Un jour, l’être aimée, justement, s’en va. On se sait pas vraiment pourquoi, les amours platoniques de notre protagoniste n’en sont pas nécessairement la cause, le fait est, elle s’en va. Alors, il est temps de renouer avec les suspendues. Pas si simple, dans les faits, chacune d’entre elles aura vu sentiments et désirs s’étioler, se changer, se métamorphoser. Et c’est là, qu’une fois encore, Marion Fayolle chamboule et bouscule les codes. Non seulement ses personnages parlent, mais ils chantent, et dansent, car c’est de comédie musicale dont il s’agit. Incapable de faire revivre ses amours passées, l’homme les mettra en scène. Et le tour de force est bluffant, puisque la musicalité est palpable, puisque les chorégraphies prennent littéralement vie sous nos yeux, et nous entraîne dans un tourbillon faisant de cette lecture, une envolée fantastique. Y sont questionné·e·s tout à la fois les relations de couple, le rapport à l’autre, le rapport à l’être aimé·e et à ce qui le, la, constitue, aux souvenirs, à ce qu’il restera de cette personne si d’aventure l’histoire se termine, à ce que l’on fait de ses propres souvenirs et à leur finalité.
Comme dans chacun de ses albums, ici, tout compte, le moindre détail, le moindre trait, la moindre intention, le moindre imperceptible mouvement. Il y a la femme en robe jaune qui danse, et tombe, dont la chute fait partie prenante de la chorégraphie, et qui se brise, littéralement en dizaines de morceaux. Il y a aussi le sable qui remplit sa boîte crânienne. Il y a les ombres qui peu à peu suivent nos personnages, et dansent avec eux. Il y a tous les visages du public lors d’une représentation de la fameuse mise en scène, il y a la typographie travaillée, le sens des mots et de la poésie. Et la liste pourrait s’étendre encore. Plonger dans un livre de Marion Fayolle c’est renverser les codes, toucher des yeux l’hypersensibilité et la mélancolie, c’est se poser des questions, aussi. C’est avoir une certaine idée de la beauté, juste au bout des doigts, et avec quel plaisir.
Les amours suspendues de Marion Fayolle
Paru aux éditions Magnani, octobre 2017
Le blog de Marion Fayolle – Sa page Facebook – Editions Magnani