Écrit en anglais et traduit déjà dans plus d’une dizaine de langues, Les nageurs de la nuit de Tomasz Jedrowski a séduit des millions de lecteurs et son auteur a été souvent comparé à André Aciman (Call me by your name). Mais je pense qu’il serait réducteur de comparer les Nageurs de la nuit au roman d’Aciman, même si, effectivement, le texte de Jedrowski évoque l’une de ces histoires d’amour qui deviennent inoubliables dès la première lecture. Il y a chez Tomasz Jedrowski un ancrage de l’intime dans l’histoire collective qui rend son roman autrement plus complexe, infiniment beau et douloureux. Le roman s’ouvre sur un prologue initié par Ludwik, le narrateur, qui apprend depuis les Etats-Unis l’instauration de la loi martiale en Pologne, son pays, qu’il avait quitté une année auparavant.
En quittant la Pologne, Ludwik avait quitté aussi (surtout ?) Janusz, l’homme qu’il aimait éperdument depuis leur rencontre, à la fin des études universitaires. C’est à lui qu’il pense, c’est à Janusz qu’il écrit :
« Je ne sais pas si j’ai envie que tu lises un jour ceci, mais je sais que j’ai besoin de l’écrire. Parce que tu me hantes depuis trop longtemps. Depuis ce jour, il y a douze mois, où j’ai pris l’avion pour m’envoler à travers les épaisseurs de nuages étendues par-dessus l’océan. Cela fait un an que je ne t’ai pas vu, un an que je me crois dans les limbes – depuis, je ne fais que me mentir. Et maintenant que je suis bloqué ici, dans la terrible sécurité de l’Amérique, tandis que notre pays s’effondre, je n’ai plus à faire comme si je t’avais effacé de mon esprit. Certaines choses ne peuvent pas être effacées par le silence. Certaines personnes ont ce pouvoir sur nous, que cela nous plaise ou non. Je commence à le comprendre. Certains êtres, certains événements peuvent nous faire perdre la tête. Comme une guillotine, ils coupent notre vie en deux, ils séparent le vivant et le mort, l’avant et l’après »
– Tomasz Jedrowski, Les nageurs de la nuit
Et Ludwik commence à raconter : d’abord son premier amour, Beniek, celui qui signifie aussi la révélation de son homosexualité. Ces pages sont belles et délicates, le souvenir de Beniek et des sensations que Ludwik éprouve pour la première fois, du haut de ses neuf ans, la honte qui l’assaille aussi et dont il peine à saisir les contours. L’évocation du premier amour de Ludwik permet à l’auteur de dresser en toile de fond l’histoire récente de la Pologne, les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale mais également celles qui lui ont suivi : Beniek est Juif. Sa famille se verra obligée de quitter le pays rapidement, suite aux mesures antisémites prises par le Parti.
C’est le départ précipité de la famille de Beniek qui décide la mère de Ludwik d’initier le jeune garçon aux secrets de Radio Free Europe, écoutée en cachette, rideaux fermés. Histoire individuelle et histoire collective s’entremêlent et le jeune Ludwik quitte le territoire de l’enfance, de l’innocence, il voit :
« Je faisais semblant de ne pas voir la vérité évidente : nous n’avions jamais demandé ce système, il nous avait été imposé. Je subissais les cours, j’endurais tout, je portais en moi le bannissement de Beniek, la bile s’accumulait au fond de moi. Pendant les récréations, je cherchais la bagarre auprès d’autres garçons, j’y gagnais un nez ensanglanté ou des lèvres éclatées et un soulagement temporaire. Et je me jurais de ne jamais devenir l’un deux, un de ceux qui menaient leur vie mensongère en soumission au système. »
– Tomasz Jedrowski, Les nageurs de la nuit
Et Ludwik de continuer à égrener les souvenirs à l’intention de Janusz, en parsemant parfois des digressions, des précisions, pelote de vie qui avait conduit à leur rencontre.
Comme l’escapade avec son amie, Karolina, dans un bar clandestin où, au-delà de la stupeur provoquée par la découverte du lieu, des hommes s’y trouvant, à l’aise avec eux-mêmes, avec leurs vies et leurs amours, Ludwik entend au détour d’une conversation le titre d’un roman, La chambre de Giovanni de James Baldwin. Ce roman, il fera tout pour se le procurer (interdit, bien sûr, dans la Pologne de l’époque comme des tas d’autres livres considérés “dangereux”). Et il emportera ce roman au “camp d’éducation par le travail” obligatoire à la fin des études pour la validation du diplôme universitaire. Là-bas, dans les champs de betteraves, Janusz rentre dans la vie de Ludwik. La chambre de Giovanni a son importance dans leur histoire. S’en suivent des jours heureux, passés à camper tous les deux au milieu d’une forêt, au bord d’un lac, à déguster les débuts d’un amour si grand qu’il ressemble à une naissance.
« Je ne sais pas combien de jours nous sommes restés au lac, parce que chaque journée était comme un monde entier, chaque instant neuf et impossible à reproduire. En un sens, j’avais le sentiment que c’étaient les premiers jours de ma vie, comme si j’étais né près de ce lac, près de son eau, près de toi.. »
– Tomasz Jedrowski, Les nageurs de la nuit
Ce sont des jours de découverte de soi, de l’autre, une parenthèse enchantée loin de la vie, de la ville, en dehors des barbelés du système en place. Pourtant, ce système s’immisce déjà dans leurs conversations : leurs points de vue divergent. En face d’un Ludwik farouchement opposé au Parti et à sa politique, Janusz se veut confiant et optimiste quant à l’avenir. Le retour à Varsovie cet été-là, celui où une fois les études achevées il fallait faire un choix de vie, place les deux amoureux sur deux côtés opposés de l’échiquier de la ville, très symboliquement, Ludwik à l’Ouest, Janusz à l’Est, les deux séparés par la Vistule (une nouvelle occasion pour l’auteur de faire un rapide focus sur l’histoire polonaise).
Ludwik caresse le rêve de quitter la Pologne où la vie devient de plus en plus dure. Son amie, Karolina, qui hait le Parti au moins autant que Ludwik, se voit obligée de travailler en tant que secrétaire au Ministère de la Justice. En l’absence d’amis bien placés, il lui est impossible d’obtenir un stage lui permettant d’accéder au poste d’avocate. Il est de plus en plus compliqué de trouver à manger, les files d’attente s’allongent, les médicaments sont introuvables, la répression s’accroit.
Seul Janusz semble satisfait de sa vie, de ses choix – il travaille au Service du contrôle de la Presse, ses amis proches sont des enfants de la Nomenklatura pour qui tout est possible, pour lui aussi, par conséquent. Il est persuadé de pouvoir tout résoudre grâce à l’ascension sociale, quel que soit son prix.
Aussi grand que soit un amour, et celui de Ludwik et de Janusz est immense, il reste tributaire du monde qui l’a vu naître et des choix que chacun décide de faire.
Le roman de Tomasz Jedrowski réussit la prouesse d’être à la fois une magnifique histoire d’amour et un texte dénonciateur du totalitarisme des années ’80 en Pologne. Au cœur du récit, la fameux pacte que chacun de nous fait avec soi-même : jusqu’où je peux aller sans me trahir irrémédiablement? Etrangement, on sort de la lecture un peu triste, un peu mélancolique, mais avec le sentiment d’avoir fait une rencontre inoubliable, celle de Ludwik et de Janusz qui nous manquent déjà.
Les nageurs de la nuit de Tomasz Jedrowski
Traduit par Laurent Bury
La Croisée, 8 mars 2023