[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e plus beau secret caché du « rock » américain se cache peut-être dans la ville de Portland. À l’écoute de cette musique, on imagine aisément une jeune femme chétive, frêle, comme en dedans d’elle-même, de ces gens qui vous donnent cette impression de s’excuser d’être encore là, à la transparence qui finit par ressembler à une présence. Au-delà du fantasme ou de l’idée toute faite que je me fais de Liz Harris et de son projet Grouper, c’est ce que m’évoque la dame et la clarté mélancolique et brumeuse de ses notes. Grid of points, son nouvel album n’a absolument rien de rock. On pourrait sans doute hâtivement le rapprocher d’un courant Heavenly Voices, Cocteau Twins, This Mortal Coil et quelques autres mais ce serait réduire cette ambiance singulière.
Depuis toujours, je crois bien que la musique de Liz Harris a plus à voir avec la musique classique. On pourrait même qualifier ses chansons de mahleriennes tel ce Grid of points comme des parenthèses en apesanteur assez proches des Kindertotenlieder de tonton Gustav ou encore de ses Rickaert Lieder. Ne peut-on dire sans faire de raccourcis que ces lieder du 18ème et du 19ème siècle sont finalement des ancêtres de nos chansons pop ? Sens de la brièveté et des climats, de la concision, voila ce qu’ont en commun ces pièces classiques d’un autre âge et les notes dénudées de Liz Harris.
Bien sûr, la torpeur, pour ne pas dire la tristesse irrépressible qui se dégage de chacun de ces sept titres pourra en rebuter plus d’un mais ce sont toujours les chansons tristes qui nous font du bien, ce sont les plus fidèles qui sont là à chaque instant, dans les bons comme les mauvais. On pensera souvent au Piano Magic période Writers Without Homes et plus particulièrement ce Shout Through The Fog pour ce même ciel plombé sans échappatoire.
Avec la miniature The Races comme un trait d’union à Julianna Barwick et son jeu a capella, Liz Harris installe la scène. Tout sera dans le dépouillement et seul l’essentiel primera. L’émotion à fleur de chair, sans filtre, une émotion si forte qu’elle finit par s’annuler. Si Parking Lot ne vous bouleverse pas, je vous conseille grandement au choix de consulter au plus vite un ORL ou second choix de vérifier votre Pacemaker ou troisième choix, assurez-vous auprès de votre psychiatre le plus proche de chez vous que vous n’êtes pas un dangereux (mais très froid) sociopathe.
Les chansons de Liz Harris ressemblent à des échos du silence.
Ce qui rapproche encore Grid of points de l’école classique, c’est aussi que chaque titre sonne comme une prolongation du titre d’avant, une forme de mouvement qui crée un ensemble que d’aucuns traiteront de linéaire. Driving sonne par exemple comme une diaphonie, avec un noyau central, à savoir une voix doublée avec deux textures presque opposées qui forment un tout indissociable et un piano qui anticipe la dramaturgie. Il y a un véritable travail de composition qui va chercher dans le vocabulaire de la musique contemporaine mais sans trop l’affirmer.
https://www.youtube.com/watch?v=9zue6SkppQI
Thanksgiving Song poursuit ce mouvement comme une fureur au bord du murmure. Sans tomber dans le cliché, elle n’hésite pas à mettre en valeur le silence, vertu négligée pour ne pas dire interdite dans la musique d’aujourd’hui. Tout au long de Grid of points, Liz Harris délaisse les drones que l’on entend souvent dans ces disques, du moins le croit-on un temps, jusqu’à ce moment où l’on prend conscience que ces voix en canon, en réponse les unes aux autres sont justement les nouvelles sources de ces drones comme sur Birthday Song au bord de la déchirure.
Jamais sur ce disque, on n’entendra un cri ni la moindre supplique. Pourtant, Grid of points transpire la douleur et le manque de quelque chose d’indéfini. À nous de remplir ce vide béant. On sera souvent saisi par la beauté glaçante des lignes de piano, Blouse et ses notes simples et longues en est un bel exemple. Même les titres sont des promesses mensongères, ce Breathing qui se termine en bruits blancs entre sons d’une route, bruit du vent et du temps qui passe. Comme si la musique qui n’est finalement qu’un son plus ou moins harmonieux n’avait qu’un seul but : retrouver son utilité illustrative, combler le silence et l’angoisse, se dissoudre dans le bourdonnement dans les oreilles.
Grid of points, ce chef d’œuvre de Grouper alias Liz Harris est fait dans cette étoffe de chair, de sang, de murmures et de non-dits qui subliment ce vide que n’est pas le silence.