[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#EEC0AA »]L[/mks_dropcap]a lourdeur du mois d’août n’est pas perceptible ce soir dans le patio de cet hôtel-restaurant un peu vieille France d’un coin perdu de la Mayenne. L’atmosphère art-déco et le doux glouglou des petites fontaines font oublier aux quelques clients installés aux tables éparses que dehors, les gros nuages noirs s’amoncellent et que l’orage ne va pas tarder à gronder.
C’est l’heure de l’apéritif et je suis attablé avec un vieil ami devant un cocktail maison, sorte d’américano improbable mais fort rafraîchissant. Une licorne vient de m’envoyer un texto pour me dire que décidément je suis trop loin de chez lui et qu’il ne pourra pas passer boire l’apéro, mais ceci est une autre histoire, parce que soudain, plus forte que les grondements du tonnerre, plus forte que les portes battantes qui couinent sur leurs gonds à chaque passage des serveurs, une voix puissante, autoritaire, formidable, retentit de la table juste derrière la nôtre.
— « C’EST TOUJOURS PAREIL AVEC TOI TATA FRÉDÉRIQUE ! »
Je me retourne discrètement. A cette table sont assis un couple d’âge certain et une dame (probablement la tata Frédérique en question) encore plus âgée, hiératique, le regard dur, fixe, la mâchoire crispée, serrée et inamovible. Le monsieur en face d’elle reprend.
— « On a passé trois bonnes semaines, on t’emmène au restau, et là, d’un coup, tu nous lâches ton fiel sans aucune raison sur un groupe dont tu n’as probablement pas grand chose à faire? Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans ta tête? »
« GROUPE ». Parleraient-ils de musique? Curieux, je tends l’oreille, même si, de toute façon, il n’y avait pas besoin, parce qu’un silence pesant s’est élevé autour d’eux. Ils monopolisent l’attention. La tension qu’il y a entre ces trois là est palpable. La dame ne répond pas. Elle se contente de fixer son interlocuteur qui continue son monologue.
— « Alors comme ça, je mets un disque plutôt inoffensif dans la voiture et toi tu pars dans une diatribe gratuite, sans respecter mes goûts, sans respecter NOS goûts – là, il se tourne vers sa voisine, qui, je le remarque alors, ressemble beaucoup à la tata Frédérique en question – et tu vomis ta bile sur l’insupportable Castafiore, de toute façon trop jeune pour être vraiment bonne, qui chanterait, non, qui crierait, des chansons de variété cucul la praline? C’est bien ça que tu as dit ? »
Frédérique lève les yeux et fixe son interlocuteur avec un regard pétrifiant de méduse vénéneuse. Ses cheveux blancs flottent un moment dans l’atmosphère lourde de la salle du restaurant. Sa voix est calme et profonde.
— « Oui, j’ai dit ça. En fait, c’est aussi ce que je pense de vous. Vous m’insupportez. Comme ces London Grammar que vous m’avez fait subir dans l’auto. Ce nouvel album est aussi insipide que vous. »
Mon sang se glace, parce que moi je l’ai bien aimé ce disque. Comment peut-on en dire des choses pareilles ? Je n’entends plus le reste de la conversation, je suis parti en mode chronique dans ma tête.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#EEC0AA »]L[/mks_dropcap]e pire, en fait, en dehors du fait que chacun a parfaitement le droit d’aimer ou de ne pas aimer quelque chose, dans ce genre de diatribe au trait volontairement grossi pour faire du mal, ce n’est pas au final la violence des propos ni même de savoir si ils sont justes ou non. Le pire, me dis-je, c’est de reprocher à un artiste ce qu’il fait bien.
Chez London Grammar, en effet, le chant se veut lyrique, passionné, poussé. On ne chuchote pas chez Hannah Reid, non. On ne chantonne pas vraiment non plus. Ce que notre Tata Frédérique n’a pas aimé, soyons honnête, ce n’est pas que la chanteuse crie (elle ne crie pas d’ailleurs, mais chante effectivement fort). Ça ne peut pas être le fait qu’elle chante bien et juste non plus. Ce que Tata Frédérique n’a probablement pas aimé, c’est les chansons. Le terme « insupportable Castafiore » n’est d’ailleurs pas innocent et je le comprends très bien. L’opéra, ce n’est pas tellement mon truc non plus. Mais, avouons-le, les chanteurs lyriques ne crient pas, en fait. C’est juste qu’ils ont cette façon toute particulière de mettre de l’emphase à outrance qui peut paraître impudique à certains.
Mais, comme on le verra plus loin, Hannah ne chante pas comme cela pour rien. Il y a une raison, que notre Tata F. ignore probablement. Notons au passage que la valeur n’attend pas le nombre des années, d’ailleurs, ce qui rend sa réflexion sur l’âge du groupe complètement inappropriée. Quant aux chansons cucul la praline, une simple lecture des paroles ou une simple remise en contexte de l’album nuanceraient fortement les propos de notre méduse. Variété, c’est inutile de s’étendre dessus, ça ne veut rien dire. On l’entend comme un gros mot comme on entend pop chez d’autres.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#EEC0AA »]J[/mks_dropcap]e suis tiré de ma rêverie par mon compagnon de table qui vient au secours de London Grammar. Nous l’appellerons le Baron, car c’est son surnom. Indécrottable conservateur, il est un grand connaisseur de musique classique (et d’ambient, mais c’est une autre histoire). Il grommelle: « Ha non, elle chante JUSTE Hannah Reid. Si on reproche aux gens de chanter juste maintenant… j’ai bien aimé, moi. Au début, quand je l’ai entendue à la radio, j’ai pensé à Annie Lennox. » Je lui signifie ma surprise, moi qui n’ai jamais pensé à ce rapprochement.
Derrière nous, l’agitation est à son comble, on ne parle plus tellement musique, les trois protagonistes se renvoient la balle, comme quoi Tata aurait toujours été méchante, j’entends un « Tu ne nous as jamais aimés, tu aimes nous faire souffrir », Tata Frédérique n’arrête pas de crier (ha tiens, elle a le droit, elle ?) tandis que le ballet des serveurs continue. L’un d’eux nous demande discrètement s’ils ne nous gênent pas. Bien sur que si, mais on fera comme si, lui réponds-je.
La deuxième salve est partie : « MAIS C’EST D’UN ENNUI PROFOND, EDGAR. Où est l’originalité ? Où est la surprise ? »
À part pour l’ennui profond, Tata marque un point. S’il y a bien quelque chose qui saute aux oreilles à la première écoute de ce nouvel opus, c’est que, justement, rien de particulier ne saute aux oreilles. La révolution musicale ne fait visiblement pas partie des ambitions du groupe. Provoquer la surprise chez ses auditeurs non plus. C’est que cette musique est bien plus subtile qu’elle n’y paraît de prime abord, et si l’on ne peut pas véritablement parler de disque qui se révèle au fil des écoutes, on ne peut pas non plus dire qu’il accroche immédiatement dès sa découverte. Tout cela est dû au contraste subtil entre la voix, puissante et en avant, comme on l’a déjà dit, et l’instrumentation qui joue sur un mode plutôt léger. Quant au discours, supposément fleur bleue et naïf, quand on sait que Hell to the Liars s’adresse aussi bien aux ex malhonnêtes qu’à Donald Trump, on est en droit de se demander ce qui est caché derrière chaque mot…
— « ET PUIS CETTE CHANTEUSE EN FAIT TROP. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#EEC0AA »]E[/mks_dropcap]dgar est comme gelé, il ne peut plus répondre. A le voir, on sent que des années d’abus de ce genre, des années à se taire, à ruminer de basses vengeances à l’égard de la terrible belle-mère l’ont usé. Il n’en peut plus, toute cette colère rentrée vient de trouver une justification soudaine, il croit avoir compris, voilà. Il trouve cela étrange que ce soit Tata Frédérique qui sorte cette phrase d’ailleurs, ça ne colle pas tellement à… à quoi, d’abord ? Edgar ne sait plus, il trouve juste cela… déplacé.
À l’instar d’Edgar et de sa compagne dont on ne saura jamais le nom, London Grammar ont également connu l’abus, les demandes trop ambitieuses, la trahison de la part de leur maison de disques, de la part de leurs producteurs, de la part de leurs tourneurs, de la part de leurs fans, parfois, même, depuis le début. Hannah Reid a d’ailleurs confié avoir mis six mois pour se remettre de la promo éreintante qu’on leur a imposée après la sortie du premier album, depuis les dates qui s’enchaînaient et qu’ils ne voulaient pas faire jusqu’aux salles à l’acoustique plus que douteuse et/ou pas adaptées au côté plutôt intimiste du groupe, que leurs producteurs et la presse auraient bien vu en double aux œufs d’or de The XX, avec qui ils trouvaient bien des accointances, qui n’étaient pas nécessairement ce que le groupe escomptait. Ils étaient, disent-ils, forcés de jouer ou de faire ce qu’ils ne souhaitaient pas. On les voyait comme des parangons de vertu, des gendres idéaux, des modèles pour la jeunesse, prêts à sauter dans le premier wagon vaguement électro de revival 80’s pour faire miroir à leurs soi-disant jumeaux maléfiques qu’auraient été les XX.
La réaction sera épidermique, antinomique au possible. Sonner plus organiques, ressortir les guitares, jouer de la batterie. Garder ces racines ’80s, cet amour de l’hymne et du rock de stade, mais ne jamais céder aux sirènes d’une production trop hype. Ne pas coller de claviers clinquants sur leurs titres. Asseoir Hannah au piano. Ce qui expliquera le côté lisse et ces guitares à la U2 qui parsèment l’album. Pour ne pas devenir comme les XX. Pour tracer leur chemin propre. Pour se remettre d’avoir été constamment sollicités d’être ce qu’ils n’étaient pas. Pour, enfin, prouver à ceux qui les ont catapultés en pleine lumière en se délectant d’avance de leur chute qu’on pouvait concilier simplicité, intimisme, et… rock de stade.
Alors en faire trop, dans des conditions pareilles, ce n’est qu’une façon de s’affirmer. Une chanteuse en fera toujours trop aux yeux de ceux pour qui le seul fait d’être dans la lumière et d’être une femme dérange. On a souvent reproché aux chanteuses d’en faire trop, trop de voix, trop de sensualité, trop de show, trop de grande gueule, trop de présence… on l’a beaucoup moins reproché à leurs comparses masculins, même les plus exubérants d’entre eux. Chanter trop fort c’est en faire trop, s’appeler Mick Jagger et faire des falsettos déguisé en danseuse de boléro, non. C’est étrange, non ? C’est également une constante dans la critique machiste facile, et c’est pour ça que le fait que ce soit la vilaine tante qui déblatère cela avait déstabilisé Edgar. Et puis, soudain, la conversation cesse…
(…)
Plus un mot, plus un regard, le temps se fige.
(…)
Un silence lourd accompagne la fin du repas. Enfin, à la table d’Edgar, s’entend. Pour notre part, on reprend des conversations futiles et autrement plus intéressantes et constructives que des vieilles rancœurs familiales sur fond de bon groupe pop un peu mainstream. Et, lorsque nos trois protagonistes quittent leur table, puis le restaurant, les serveurs et serveuses s’installent à notre table, offrent le digestif et s’excusent du désagrément. L’humeur s’allège et tout finit bien avec des cafés et de l’eau-de-vie.
Dans la voiture, plus tard dans la semaine, on met London Grammar. Le Baron plaisante : « C’est pas The Edge qui joue, là ? » On rit de bon cœur. Oui, cet album est chouette. La reprise de Bittersweet Symphony de The Verve, qui clôt la version deluxe de l’album en mode mineur, est un modèle de réinterprétation et d’appropriation, sublime. Alors oui, ce disque, on va peut-être l’oublier un peu, avec le temps, mais on sera content à chaque fois qu’on le ressortira. Et c’est plutôt bon signe.
PS : A part les digressions sur London Grammar et le sujet même de la conversation, puisque l’album n’est sorti que cette année et que la scène s’est passée l’année précédente, tout est authentique, sauf les noms.
PPS : Truth is a beautiful thing est disponible (et surtout en deluxe, qu’on recommande chaudement, les titres supplémentaires, démos et reprises étant des merveilles absolues) depuis juin 2017 chez Ministry of Sound.
Promis après j’arrête : Je viens d’entendre London Grammar, comme ça, subrepticement, sans prévenir, dans un Kiabi. Soit le monde n’est pas aussi pourri que je le pensais, soit c’est le début de la fin. Je ne saurais pas choisir. Je suis confus.
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Truth is a beautiful thing
de London Grammar
sorti le 9 juin chez Ministry Of Sound
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