J’ai beaucoup fumé pour redescendre. Et pour la suite.
Je vais tâcher de tout raconter sans dispersion ni omission volontaire (pas que je ne sois pas tentée).
On reprend donc quand Rob sort de la salle de bains, il a enfilé la chemise qu’il est allé chercher cet aprem, après la sieste, il en boutonne les manches en demandant à quel genre de soirée il doit s’attendre. Je dis avec mon regard numéro 4 (celui qui réveille n’importe quel sexe masculin digne de ce nom) : « C’est une surprise. » C’est là que ça aurait dû faire tilt : un simple sourire – pas un regard complice, pas je-te-saute-dessus en guise de préliminaires.
A la résidence parisienne de Queen Lol, la même femme au visage fermé nous débarrasse de nos effets. Quand nous sommes seuls dans le couloir, Rob, visiblement mal à l’aise, demande : « On est où, ici, exactement ? »
Comme la première fois, le salon a gardé du politiquement correct dans l’ambiance lounge. Un air de vibraphone, deux couples sur une mini-piste, le tout un peu chic mais un peu ringard aussi. L’idée que se fait une certaine partie de la société de ce genre de soirée.
Pas rock’n roll.
Question d’habitude.
« Qu’est-ce qu’on fout ici ? » répète Rob à qui les jupes fendues haut, les jarretières apparentes, les décolletés pigeonnants n’ont pas échappé. Il y a comme de la panique dans son regard, et quelque chose de dur, de détestable. Mais je suis à fond, c’est toujours comme ça, je sens les odeurs des corps, sous les parfums, je ne peux pas m’empêcher de me dire : toi, je serai peut-être en train de te sucer dans dix minutes. Je ne vois pas ce qui ne va pas. : un putain de clebs de chasse lâché dans une pampa dégorgeant de gibier.
Queen Lol (robe de soirée noire, totalement transparente sous laquelle on distingue une guêpière et des bas) garde la main de Rob dans la sienne tandis que je la remercie pour son invitation. Quelques banalités et politesses d’usage, elle ne me regarde pas une seule fois, hypnotisée par les longs cils de mon cavalier. Elle dit : « A toute à l’heure » et c’est un mélange de jalousie et d’excitation qui me fait une crampe à l’estomac. L’important, c’est qu’il reparte avec moi. Dommage qu’on n’ait pas un peu de C, ça aurait été parfait.
Rob a posé son verre de champagne et est parti à la recherche de « quelque chose de plus fort ». J’en profite pour aller jeter un œil à la première pièce – on verra bien où ça nous mène. Aménagée comme une salle de classe : une dizaine de petits bureaux avec leurs chaises, dominés par un bureau sur une estrade. En guise de tableau noir, un film que j’ai déjà vu, l’histoire archi-usée (mais bien réalisée pour une fois), d’une petite aristo et de sa meilleure copine qui se retrouvent en pique-nique avec une bande de bad boys.
A la différence de ma dernière soirée Queen Lol, il est relativement tôt, et on en est encore au stade où l’on s’amuse, on se taquine. Une grande et corpulente femme, surmontée d’un chignon sévère, inspecte les « élèves », passant dans les rangs, distribuant des coups de sa règle en bois. Une fille est à genoux au coin, les mains sur la tête. Son cul nu est rayé de marques rouges. Je me tâte de rejoindre Rob. Et pourquoi lui ne me rejoindrait-il pas ?
Je prends place à une table. A l’écran, la jeune aristo est vautrée sur les restes du pique-nique et elle n’a que l’embarras du choix en matière de queues à sucer. Sa copine jappe à côté que non, elle ne veut pas mais on sait au ton de sa voix qu’elle en veut en fait beaucoup plus.
Une petite brune asiatique est envoyée au tableau, ainsi qu’un bodybuildé (un de ces mecs loués pour la soirée). La « prof » ordonne qu’il la lèche et le voici à genoux en train d’officier tandis que la Jaune tord son visage de plaisir. Je me caresse doucement sous la table, et, tout occupée par le double spectacle, je ne vois pas venir la prof. Elle crie : « Petite vicieuse, je t’y prends. » Merde, on a beau savoir, ça marche toujours. Je me sens rougir, je cherche Rob du regard des fois qu’il pourrait me tirer de ce mauvais pas. Mais il n’y est pas.
En partant, alors que je me suis résignée à l’idée que Rob s’est barré avec une autre en loucedé – ça fait une éternité que je ne l’ai pas même aperçu, il est là, derrière la porte d’une salle de bains. Il se fait sucer. Dans le miroir, sa silhouette, l’ombre de son buisson de cheveux, son torse – ses épaules, ses mains sur le crâne d’une fille, à genoux.
Je suffoque, touchée en plein cœur.
Je suis rentrée avec une copine d’Aurélie, une bavarde (les participants, la robe de Queen Lol, la brouille avec Aurélie). Je disais oui, je ne disais rien. Elle parlait.
J’ai envoyé un texto à Rob en rentrant. Mon téléphone est éteint depuis.
Je n’ai pas le courage de l’allumer pour constater qu’il n’y a que des messages de mes mère-sœur.
Lundi
M’insupportent :
-
le bonheur en stand-by de Laure ;
-
les délires théâtreux de Mado ;
-
la distance que met Chic entre nous.
Method est une mauvaise habitude.
Celle-ci, je pourrais bien m’en défaire.
Rien sur mon portable. Rien.
Mardi
Laure a attendu que ses mômes soient couchés et que j’aie roulé un joint pour évoquer l’éventualité d’un départ vers l’Australie. Nous sommes sur son canapé, côte à côte, nous ne nous regardons pas. Il y a peu de lumière, juste la petite lampe jaune, derrière une enceinte, et le plafonnier du couloir.
« Ma sœur a une cabane dans son jardin, continue-t-elle. Toute refaite, indépendante. » Dans un premier temps, elle laisserait les enfants à leur père, « la mort dans l’âme, mais ça me bougera ». Il est d’accord, il s’en fout, il gagne encore plus qu’à l’époque où ils étaient ensemble, il s’est trouvé une fille jeune et docile qui fait la plante d’appartement à la perfection et sera ravie d’un rôle de baby-sitter.
Les pièces s’assemblent et je comprends au deuxième pétard que Laure a réfléchi chaque chose jusqu’à sa maturité. Mieux : elle a passé les coups de fil, fait les démarches auprès des ambassades, des administrations, s’est confrontée à sa bonne conscience. Elle change de vie, là, sous mes yeux. Elle s’en va à l’autre bout du monde, pour longtemps.
La dernière soirée avant qu’elle parte, à l’époque, avec ses parents en Italie, nous l’avions passée dans notre bar habituel, rue de Linné. Puis chez un Laurent ou Florent, un gay qui bougeait beaucoup en soirée et avait toujours un plan si on en manquait. On avait fini dans une fête homo, à ouvrir des canettes dans la cuisine avec un type très fier de son pull vert pomme. On s’était quittées comme si elle partait pour une semaine.
A cette époque, on ne s’embarrassait pas.
A cette époque, les cœurs brisés se réparaient en moins de deux.
A cette époque, les amitiés étaient éternelles.
Je pourrais remplir un carnet, une feuille pour chaque bâton, un bâton pour chaque disparu : la bande du CFJ (Chloé comprise – ne reste qu’Audrey), Cora et Sabrina, les copines de mon premier boulot à Courrier, Philou, le pote technicien avec qui je faisais les 400 coups quand je bossais à Radio France. Et puis Lex, Nico, Matthias, Lucie dans le ciel, Corane, Chic ( ?). Et maintenant Laure qui s’envole pour les antipodes. Chaque année semble apporter sa pierre supplémentaire au mur qui nous isolera tous, finalement, les uns des autres.
Mal aux dents.
Ted : Why don’t you stop eating those gummy things?
Bill : That is a good idea.
Un tour du monde correct, c’est environ 2000 euros de billets d’avion. Pour cette somme, on va : en Amérique du Nord, en Asie (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Vietnam, Japon), en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Manque : la Chine, l’Inde, la Jamaïque et l’Amérique du Sud.
Si les indemnités de licenciement se calculent comme lors du premier plan social, soit un mois de salaire par année travaillée, plus, à mon niveau, autour de 60 000 euros, je pourrais demander quelques extras à mon agence de voyages.
Je devrais en parler à Laure avant de faire quoi que ce soit. Ou à Papa. Mais non, je ne m’y résous pas. Je ferai comme toujours, dans les situations les plus obscures, je trouverai un chemin.
I’m shaking like milk/ Turning/ Turning blue/ All over the windows and the floors/ Fires outside in the sky/ Look as perfect as cats/ The two of us together again/ But it’s just the same/ A stupid game
The Cure Let’s Go to Bed
Mercredi
RTT.
Fin de Paris-plage.
Fin de Paris-désert.
Fin de l’été, bientôt.
Le spectre de la canicule s’éloigne, enfin.
Pour une fois j’ai hâte. Depuis Lex : changer de saison est ce qui peut arriver de mieux à quiconque se trouve dans la peine.
Un e-mail de Chloé (qui frôle l’analphabétisme depuis qu’elle est rédac chef), me disant qu’elle est tout à fait désolée de ne pas avoir eu de nouvelles durant ses vacances. Je lui ai répondu que je ne comprenais rien à son mail, que je n’avais absolument pas eu son message m’invitant à Chypre et que j’aurais adoré, etc. On arrive enfin au bout de la chaîne des politesses avant rupture. Ainsi, nous restons en bons termes (sait-on jamais ?) mais je ne me sens plus obligée de cirer les pompes à cette opportuniste (disons les choses clairement : cette salope).
Dans la série anciennes du CFJ, Audrey démarre un projet de livre sur « les icônes de notre temps ». Large corpus qui lui permet de naviguer dans le temps et dans l’espace. « Son » iconographe photographe, d’origine japonaise, demande à ce qu’on l’appelle Jean pour des raisons de prononciation de son prénom original. Ce qu’elle trouve choquant, et envisage d’apprendre des rudiments de japonais pour contourner le problème. Entre ses mots pointe un sentiment, au moins un intérêt, que je n’ai pas vu souvent chez Audrey.
Va-t-elle partir, elle aussi ?
(Sous-entendu : et moi ? et moi ?)
Guichet-départ ouvert, les starting-blocks envolés : déjà douze demandes de renseignements et trois inscriptions en à peine trois jours. Et nous ne sommes que le 1er septembre.
Tout est sale chez moi, et moche, le frigo est une œuvre à la gloire du dépouillement, je n’ai plus d’Ovomaltine depuis près d’une semaine, je dois faire 18 machines si je veux pouvoir m’habiller dans les jours à venir. A moins que je reste au lit. Avec tous mes vieux copains : Lexo, Valium, Xanax, et le petit dernier, millepertuis en bouteille avec doseur.
Ted : Would you like to use my loaded gun, Billy ?
Bill : I’m allright, Ted, but thank you for asking.
Un tour sur mes forums : en vérité ça m’ennuie. J’y ai reconnu quelques-uns des mecs qui me faisaient mouiller il n’y a pas si longtemps. Inconsciemment, je cherchais Goethe. Quand je l’ai compris, j’ai aussitôt déconnecté.
Mais plus tard, sur Saint-Germain pour Sonia Ryckiel, je pousse un peu plus loin et me retrouve devant VR, fermé à cette heure diurne. Pour être honnête, je me fous de Goethe et de ses copines qui tiennent des backrooms dans les beaux quartiers.
Et : de mes relations dans le grand monde du foutre.
Et : des kilomètres de queues que je peux réunir sur quelques coups de fil.
Je veux juste revoir cette petite gueule d’amour, ce buisson de cheveux fous, ces cils délicats, ce sourire entêtant, ce torse de rêve, ces mains prometteuses, qu’il m’a été donné de rencontrer ici même.
Assise sur un banc, le boulevard dans mon dos, je pleure mon printemps perdu.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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