Je retourne toute cette soirée dans ma tête alors que je ne voudrais que l’oublier. J’ai le sentiment que Rob ne s’attendait pas à ça, qu’il n’avait pas envie d’être là. Si ça se trouve, il ne voulait rien d’autre que me faire plaisir en m’accompagnant à une soirée « normale », rêvant du moment où il pourrait nous entraîner sur le chemin du retour au lit. Chez lui ou chez moi. Si ça se trouve.
Et ça changerait quoi de parler à une putain de messagerie. Dire quoi ? Que je croyais qu’on aurait pu « faire un bout de chemin ensemble » ? Qu’il y avait longtemps que je ne m’étais pas sentie bien avec quelqu’un ? Que ça vaut le coup d’essayer ? Que les débuts sont toujours un peu délicats ?
Oui, dire tout ça.
Et aussi que je crois qu’un jour je mourrai de chagrin, que je ne la voyais pas comme ça, ma vie, pas aussi petite, pas aussi vide. Que ça ne peut pas merder à tous les niveaux, non. Y a un moment, forcément, si le boulot plante, les amis plantent, les affaires de cœur, elles, ont toutes latitudes pour grandir.
Lui dire que j’y croyais, en somme.
Avec laquelle est-il parti ? La brune aux cheveux courts qui était sur lui, dans la « salle de classe », peu avant l’épisode de la salle de bains ; une fille totalement rasée sur laquelle je l’ai vu éjaculer ; ou même Queen Lol, qui avait l’air harponné au premier regard (sex at first sight) ? Qui a tiré mon pompon ?
It’s dark outside/ But I see the light/ Then darkness/ I see the light again/ And here comes dark
It’s dark outside/ I am lonely and sad/ But I see the light/ You ask my name/ Then darkness/ You take my hand/ I see the light again/ We fall in love/ And here comes dark/ (Extrait de“And Here Comes Dark”, de Yasmin RUBAYO)
Et en plus, demain, j’ai dentiste.
Incroyable journée. Victime d’une glissade de déprime, je me retrouve devant la RH, le directeur de publication et une demi-douzaine de représentants de parties dont je ne soupçonnais pas qu’elle pourrait ainsi s’intéresser à mon cas – délégués du personnel, conseiller des rédacteurs, observateurs extérieurs. Toujours glissant, je parle d’opportunité « d’une bouffée d’air nécessaire dans mon parcours personnel et professionnel ». Rien de moins. Je sors de là sur un nuage mais avec cette peur au ventre du vide absolu : et maintenant ? L’image fugace de Rob, plissant les yeux dans une volute de fumée de cigarette. Je n’ai pas de réponse.
Et là, sortant du chapeau-téléphone – pas Rob, non, mais une solution palliative tout à fait acceptable. Au début, je crois à un démarchage. Une fille dont je ne comprends pas le nom me sort, haut débit, une cascade d’adjectifs et d’intentions à propos d’une publication à sortir en mars. Je crois qu’elle va me demander mon numéro de carte bleue quand, it rings a bell, je lui demande de répéter son nom : Sophia Kwolosky. Aka la fille des RH du groupe Fillipacchi (cf. cahier 19 ?). Ouell, et si on reprenait tranquillement depuis le début : vous disiez, un numéro zéro pour février. Elle me passe la rédac chef.
Lucie Pierre est une ancienne de 20 ans et J&J, qui parle d’une toute petite voix haut perchée. Si Kwokwo ne l’avait pas introduite, j’aurais pu croire à une blague d’une gamine de huit ans.
Il s’agit d’intégrer un hebdo 18-25, féminin mais plus underground que ce qui se fait actuellement. Le tout à la rédaction. Une rubrique sorties « féminine et jeune, pepstillante ». Pour quel public ? « Féminin et jeune, pepstillant ».
Le nom du canard ? Un silence, puis la voix de petite fille : « Pep’s, naturellement. »
Moi : « Quand peut-on se rencontrer ? »
Je suis tellement contente, c’est comme une montée de C.
Du coup :
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mon départ accepté, un tour du monde avec passage obligé chez Laure ; je ne me refuse rien, JE M’ÉCLATE ;
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je rentre pour intégrer un nouveau taf, qui ne demande qu’à faire des petits – à moi, après, de savoir me vendre ;
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j’improvise tout en neuf, appart, quartier (je n’en peux plus du bordel de la rue du Faubourg-du-Temple et des pompiers à toute heure), fréquentations, je vais plus souvent voir mon père et Christine et j’arrête de voir ma mère (c’est une blague).
Avec tout ça, je finirai bien par l’oublier.
Vendredi
Carole m’a clairement évitée tout à l’heure, elle sortait d’une réunion secrète avec l’intelligentsia, lunettes noires barrant son visage gras, bâillements à se décrocher la mâchoire, teint de morte. Elle sait que j’ai demandé mon départ. Elle ne m’en parlera pas directement.
Je pourrais me faire les Seychelles ( ?).
Samedi, 03h23
10:15 Saturday night/ And the tap drips/ Under the strip light/ And I’m sitting/ In the kitchen sink/ And the tap drips / Drip drip drip drip drip drip drip…/ Waiting/ For the telephone to ring/ And I’m wondering/Where she’s been/And I’m crying for yesterday/ And the tap drips/Drip drip drip drip drip drip drip…/ It’s always the same… (The Cure, 10 :15 Saturday Night)
Je pourrais aussi aller chez lui. Dormir sur son paillasson, pleurer ma douleur sous ses fenêtres. Non, s’il n’était pas seul, je risquerais l’hystérie.
Ce n’est pas que la disparition de Rob qui me déprime. Je voudrais tellement être ailleurs.
Ou : quelqu’un d’autre.
Ou : morte.
04h47
Bon, d’accord, j’exagère toujours avec certaines drogues. Rapide mise au point : la séparation d’avec Rob est un coup de poignard qui m’a mise à terre mais j’ai déjà commencé à me relever. J’ignorerai désormais, et pour un temps, à définir les hommes, me contenterai de les consommer.
L’oublier…
Louna, on passe à la phase erasure. Répète après moi :
-
J’ai tout en main.
-
Après ce virage, c’est tout droit jusqu’à la plage.
Et soudain, c’est comme si il n’y avait d’autre solution qu’une extrême solitude pour parvenir à la paix avec soi-même. Je regarde le monde – un atlas, en fait, qui doit dater de ma première année au CFJ, auquel il manque la carte des reliefs de l’Europe centrale et celle des densités démographiques – et j’ai le sentiment que, parce que je suis sans attaches, totalement libre, tout ceci m’appartient. Je n’ai qu’à prendre mon sac, y aller.
Voire : m’y installer – où que ce soit.
Le monde est ma prochaine résidence.
Samedi
Papa à Paris pour le week-end. Mado a mal pris son idée de s’installer à l’hôtel (Maman la soutient à coups d’éclatement de forfait de portable). « Tu vas pas me dire, grimace-t-elle comme on l’attend, il aurait pu venir loger chez la tante. C’est quand même pas la place qui manque. »
C’est vrai.
« Ou même chez toi. »
(So nice.)
Le thaï de Papa dans le XIIIe est coquet, discret et délicieux. Un endroit qui ne paie pas de mine – la qualité des épices confirme dès les premières bouchées que vous êtes au bon endroit.
Graham et Martine divorcent, cela bouleverse Christine plus que de raison, selon Papa. À l’origine, ce sont des amis à elle, de son club de plongée. Au moment de son divorce, vacillante, elle voyait en eux un espoir. Oui, un couple pouvait perdurer. Avec leur séparation, c’est son espoir de jadis qui achève de s’éteindre. Même si elle n’a plus besoin d’une branche à laquelle se raccrocher maintenant qu’elle est avec Papa, fait gentiment remarquer Mado. (Elle peut être gentille.)
Des statues khmères plein les yeux, je pense : s’ils acceptent mon départ, je commence par Siem Reap et Angkor Vat.
Et : Du beau, rien que du beau.
Et : La sous-location à un Américain, pourquoi pas, organisons un casting.
Il ne faut pas que je m’emballe. S’ils ont décidé de ne laisser partir que les plus de 40 ans, je vais encore me retrouver à couvrir les miroirs pour une semaine et à pleurer sur ma misérable vie entre deux joints. Moyen.
Mais ça n’arrivera pas. En fait, ça ne peut pas arriver. Mathématiquement, je veux dire. On ne peut pas être au point mort pendant des années, accumuler des galères quotidiennes, sans à un moment ou à un autre voir le bout du tunnel (la sortie de secours, le soleil à l’horizon, la face éclairée de la Lune).
Pour être sûre, je vais quand même dire à Maman qu’elle demande à sa copine corse de me signer l’œil.
Voire : Téléphoner à Hélène, la copine de Laure marabouteuse du XVIe (dans son lot de baguettes magiques, elle en aura bien une capable de me délocker l’exit).
La venue de mon père comme prétexte pour éviter un dîner avec une demi-douzaine de salariés de Method. Y aller m’aurait permis de savoir qui va quitter le navire, l’ambiance chez les dirigeants. Mais sans drogue, impossible. « Je te le dis cash, a annoncé Aurélie au téléphone. Tu ne viens pas défoncée, tu nous évites ton numéro de vamp. Ne le prends pas mal. En fait, c’est plus pour Philippe, il ne peut pas se permettre de recevoir des gens au comportement… Enfin je suis sûre que tu comprends… »
Tu n’imagines pas tout ce que je comprends, Aurélie.
Une CDD m’a prêtée Grease, top ringard : une bonne soirée en perspective.
Dernière minute, un verre avec Papa, à L’Industrie.
23h47
Leur divorce, nos parents nous l’ont annoncé au Chariot ailé, un petit restaurant tibétain, fermé depuis. Avant cela, Maman nous avait invitées, Mado et moi, au Commerce « restau-cantine », pour nous expliquer que notre père « avait quelqu’un ».
Alors quand tout à l’heure, après sa bière et mon condensé des dernières nouvelles de Method, Papa m’a dit qu’il mangerait bien quelque chose, j’ai compris que ce n’était pas pour me parler de la pluie et du beau temps.
Histoire de cul, histoire de cœur. Il l’a attrapé avec une « à-côté ». « Le réseau que je fréquente a été pas mal frappé, cette année. Guy, tu te souviens de Guy ? » Et de me lister une demi-douzaine de ses vieux copains, qui, eux aussi, « pratiquent » et sont « condamnés ».
J’avais presque oublié les détails de ce grand déballage qu’il m’avait réservé, peu après le divorce, de ses mœurs sexuelles « inavouables ». Sans même chercher ses mots et avec une certaine aisance – quoique pudique, il m’avait parlé de son goût pour « les escapades à plusieurs », du réseau « plutôt tranquille » qu’il fréquentait depuis quelques années. Il s’était calmé, m’avait-il assuré. « Par les temps qui courent, on n’a pas vraiment le choix. »
J’avais enterré tout ça, incapable que j’étais de penser à mon papounet en terme de bête sexuelle.
Et voilà que ce mot résonne, « condamné », en un écho assourdissant, bien plus bruyant que la calme convivialité de la salle de restaurant où nous nous trouvons. Papa parle du traitement de Guy, les yeux rougis de larmes contenus, il dit : « Faut pas t’en faire, ils font des miracles, maintenant. »
Et : « Le service du docteur Bonnard a bonne réputation. »
Ses mains, un petit tas de brindilles sèches, s’agitent par moments, prises de spasmes. Je le regarde, je ne le reconnais pas. Il est déjà quelqu’un d’autre. Je ferme les yeux et quand je les rouvre, au travers de mes larmes, c’est bien mon père mais affublé du visage de l’homme malade, du condamné. Je pense prendre mes jambes à mon cou, courir aussi loin que possible, jusqu’à un endroit rescapé, où tout cela n’existerait pas. Au lieu de quoi, je couvre le tas de brindilles de mes propres mains.
Le plus dur, c’est la peur de soi. De baisser les bras avant même d’avoir combattu.
Je le laisse parler, notre commande arrive et repart à peu près sans qu’on y ait touchée. Comme s’il voulait combler le vide du silence que je ne fais même pas l’effort de meubler, Papa rajoute des wagons : sa peur des hôpitaux, des courbes de température, des infirmières. Je ne l’ai jamais vu si bavard. Son ton se veut rassurant et parfois guilleret et valeureux, genre : j’en ai vu d’autres.
Genre : on savait bien que ça finirait comme ça toi et moi, pas vrai ?
Papa dans le rôle du bon garçon optimiste, autant dire que même depuis le perchoir où m’a balancé le choc de l’annonce, je n’y crois pas plus de dix secondes. Il ne veut pas que je m’inquiète. Et même il a besoin de voir que je ne m’effondre pas. Comme si ça pouvait signifier que non, il n’y avait pas de quoi flipper. Que non, il n’y aura rien de changer. Que, aller, le virus, on vit avec, de nos jours.
Il parle aussi de Christine, il faudra lui annoncer. Se séparer, certainement, au moins un temps.
En fait, non, le plus dur, c’est Christine. Nos yeux humides et les gens, autour, comme dans un film de Jaoui-Bacri, suspendus dans la tranquillité de leur quotidien.
Finalement, vient le dessert. J’ai sorti un paquet de mouchoirs, des Sniff imprimés d’une grosse paire de lèvres rouges sur fond rose. La serveuse les trouve « sensas ». Elle fait traîner le s, qui disparaît dans le brouhaha. « Je vais me taire, continue Papa, je serais capable de faire tourner ta crème anglaise. »
Coup d’œil au brownie. Crème anglaise : malgré tout, je pense…
Papa me regarde en silence. Dans ses yeux, des spectres se sauvant vers les recoins de son âme. Et soudain, sans concertation, à bout d’émotions, nous éclatons de rire. La table d’amoureux à ma droite nous regarde de biais, nous rions ; les deux copines à gauche se marrent de nous voir, nous rions. Papa a à nouveau des larmes plein les yeux, moi itou et je me dis qu’un jour, ce sera pour le drame. Je n’avais jamais pensé à la disparition de mon père auparavant. Ou que j’aurais un jour à enterrer ma mère. La douleur de perdre un être cher est là, au-dessus de chacun d’entre nous, qui attend son heure.
Alors je ris, je jouis du spectacle de mon père hilare, je jouis de notre entente, de notre complicité, je ne veux rien savoir d’autre.
Je ne veux plus penser. Les miroirs sont couverts. Je vais me droguer et dormir.
Rob, j’aurais tellement besoin de toi.
Alone/ Forgotten/ Crying tears/ Heartbroken/ Depression/ Blood/ Cutting/ Why?/ Questions?/ No-one?/ Answers?/ Goodbye… (Tamara Moir “Alone”)
J’ai pris une journée, « cas de force majeure », Carole a senti qu’il valait mieux ne pas insister. Xanax, joints, voire Southern Comfort si j’ai le courage de descendre. Je vais finalement regarder Grease.
Et dormir.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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