Chic dans le couloir avec une fille très jeune, genre hackeuse-skateuse baggy, couettes et piercings. Plus tard, il passe seul fumer un joint. Il est en fixe pour une boîte d’informatique, et se frotte les mains quand il dit son salaire. Avec sa « poupée », « ça peut le faire », la seule jusqu’ici qui lui mette sa claque à la « PS » et « à la bière ». Il demande : « Et toi, t’en es où avec ton DJ ? » Un ange passe. Je dis : « Si tu as à fumer, je suis preneuse. »
Et : « J’envisage de déménager en début d’année prochaine. »
Je dis ça comme une provocation. Il m’énerve avec sa gadji et ses questions cons.
Laure, plus tard, tout excitée de l’avancement de ses projets. J’en ai assez entendu entre mon père et Chic, je me mets en pilotage automatique, headnodding time, j’applaudis quand c’est le moment, retiens juste les dates qui peuvent me concerner si je veux faire un saut chez Laura.
Laure pense que je devrais rappeler Rob. Elle pense qu’un grain de sable s’est glissé dans la mécanique de notre relation (merde, on dirait du Cosmo). « Tu te rends compte si j’ai raison. » Elle ajoute : « On se retrouverait tous sur une plage australienne. »
Demain prise de sang.
3h40
Certaines personnes n’attrapent pas le virus. Elles peuvent copuler à se fendre le sexe, se frotter à tout ce qui bouge, elles ne seront pas positives. A l’inverse, on a vu des infirmières frôlées par une aiguille infectée, qui n’avaient pas été sauvées bien qu’on leur eût inoculé un traitement en urgence.
Entre ces deux extrêmes, la vaste majorité des humains.
Entre ces deux extrêmes, moi.
J’ai pensé : « Si je l’ai, je baise jusqu’à en mourir. Jusqu’à n’être plus qu’une loque errant au petit matin sur les trottoirs vides après s’être fait enfiler par des dizaines de queues »
Et : « Je reséduis Lex, et je le lui refile. »
Et : « Je prends un bungalow à Samui, j’entretiens une correspondance avec Papa ; le premier qui meurt a gagné. »
4h29
Autre scénario : j’ai le virus, je touche le pactole de Method, je pars dans le vaste monde tel le conquistador jadis. Mais comme le vaste monde ne semble pas vouloir de moi (24 cahiers peuvent en témoigner), je distribue la mort, princesse obscure, ange noir, je rejoins Satan dans sa chute, à jamais.
Je déconne, merde, j’écris n’importe quoi.
19h33
« Vous n’êtes pas contaminée. » C’est ce qu’a dit la docteur Jenesaisquoi du centre de dépistage après avoir ouvert l’enveloppe. J’en suis restée abasourdie sur ma chaise. « Ça vous étonne ? » « Non, c’est pas ça. » Elle en a profité pour me refiler le lot réglementaire de conseils avisés et de préservatifs. Pour un peu je lui aurais dit : « T’en fais pas, maman, je ferai tout comme il faut. » Pour un peu, j’aurais appelé ma propre mère juste pour le plaisir d’entendre sa voix.
Plus tard tout est allé beaucoup moins bien (un effet boomerang, j’imagine). Sortant du métro, à Parmentier, j’ai les jambes qui flanchent, peut-être une chute de tension, des étoiles dans les yeux. J’ai chaud, je demande de l’aide. Au guichet RATP, on refuse de m’ouvrir : « C’est la consigne », dit un homme sans lever les yeux. Autour de moi, on discute, on veut appeler les pompiers, le Samu. Je ne suis pas en état de protester contre quoi que ce soit.
Si je ne me savais pas négative, je crois que je mourrais de peur sur-le-champ.
Des pompiers débarquent à pied de la caserne voisine. Ils ne peuvent rien faire d’autre que me conduire aux urgences de Saint-Louis, n’ont pas de médecin « sous la main ». Ben voyons, et j’attends trois heures et demie pour qu’on prenne ma tension et qu’on me donne de l’aspirine. Je dis : « Ça va aller. » Et c’est alors que ça se produit. C’est comme si je pissais sous moi – pire : comme si tout mon corps pissait sous moi. Je suis trempée des pieds à la tête et sur les marches du métro où je suis assise, dégouline un liquide non identifié dont je suis la source. Personne n’a l’air de le remarquer. Je dis en sortant mon mobile : « J’habite juste à côté. » J’ajoute avec l’air de plaisanter : « Je devrais m’en sortir indemne. » Ils discutent entre eux, on me fait signer une décharge.
Une fois seule, j’imagine la tâche. « Un grand moment de solitude », comme aurait dit Fredouille, un journaliste avec qui je bossais à Courrier. Rien d’autre à faire, il faut se lever, et marcher. Une rame quitte la station, je compte une première fois, une seconde ; la troisième fois, pile à quatre-vingts secondes, soit le temps pour les derniers usagers d’évacuer le quai, je noue ma veste Chipie autour de ma taille, je cale la hanse de mon sac, et du pas le plus assuré possible, je monte un escalier ; (ça fait flic flac dans mes Converse) ; puis un autre ; (mon jean colle jusqu’à mi-mollets) ; je remonte le boulevard Parmentier ; (j’aurais au moins eu la sensation de perdre les eaux) ; si je speede, je traverse avant le vert ; (je me suis pissée dessus, quoi d’autre ?) ; faudrait pas que je croise Chic…
Pour finir, je ne me suis pas pissée dessus. Je l’écris gros et gras, je le claironne : je ne sais pas ce que j’ai eu, je sais juste que j’ai dégouliné des centilitres de sueur. Rassurant au niveau de l’ego. Ouais.
Impressionnant, aussi.
Impressionnant à quel point ça devait me travailler, cette histoire de séropositivité.
Les chiffres de vente placent Glitter bon dernier des publications de Method sur le dernier trimestre. Notre arrêt de mort dit radio Moquette. Qui ne me tire aucune larme.
Après-midi shopping avec Béa, qui a, en fait, immédiatement bifurqué vers le Louvre. La dernière fois qu’on a bu quelques verres, je me suis un peu (trop) laissé aller, je lui ai raconté les musées (bon, vraiment que les musées) : « l’appât-amorce-ferrage-et-prise en une leçon » (cf. cahier 22 ?). Depuis, elle m’en rebat les oreilles. J’ai dit OK, de toute façon, je m’étais grillée toute seule et Béa n’est pas une sainte-nitouche. Je lui ai donc fait une démo vite fait (juste la première étape), avec un Francophone (peut-être un Suisse), 35 ans, cravate et trois-pièces, le genre qui profite d’une heure entre deux rendez-vous pour inscrire une culturalité à la rubrique choses faites de son palm. Il mord à l’hameçon en deux œillades, il est mûr après une salle et demie, mais je le laisse là. « Faut avoir un certain aplomb, » dit ensuite Béa. Faut aimer ça. « Et pas avoir peur de se faire jeter. » Ça n’arrive pas : si on appâte, on prend.
J’en dis le moins possible.
J’en dis déjà trop.
Je ne vomis plus, je prends des vitamines, des jus. Je vais bien.
« Bon, pas pour longtemps », menace l’enfoiré qui me sert de marionnettiste.
Papa très évasif. Il refuse de parler des « changements » et de sa « nouvelle vie », à Mado et à Maman. « Non, non, elles ont bien le temps. » Puis plus tard, toujours avec son air « je ne souffre pas vraiment, il ne faut rien exagérer » : « Un jour on en guérira. Ce jour-là, je leur dirai. » Et moi, je suis censée porter ça toute seule ?
Dîner au restau du Rond-Point (au moins ai-je échappé à la pièce), avec Mado et son maître-amant Milo. Intéressant personnage. Pas du genre à me passionner avec ses considérations qui se veulent pleines d’esprit sur tout et rien, et s’émaillent d’anecdotes théâtreuses, mais l’homme est galant, soucieux du bien-être de ma sœur, et par effet rebond, du mien. En échange de quoi, nous sommes censées jouer notre rôle de public, donner la réplique – ce que fait très adroitement ma sœur. Dans leur genre, ils forment un couple parfait.
L’endroit hésite entre une cantine de standing bruyante et un bar américain, effets de lumières et claquement des glaçons dans un shaker. On s’embrasse, on se reconnaît. A plusieurs reprises, on salue Milo. Et à chaque fois, il explique sans fin les connections qui font que ces deux-ci, ces trois-là, ont monté ensemble « une pièce tout à fait étonnante ». Mado est tout sourire, docile et ronronnante, qui ouvre de grands yeux, bois les paroles du maître et glousse d’un rire adolescent. Pour ma part, il y a déjà un moment que je suis en mode economy.
Un verre, pour finir, avec Pierre (comprenez : Richard), le Grand Blond, etc. L’antithèse de Milo : un homme discret, drôle malgré lui, d’une classe folle sous son air ailleurs. Un Anglais, qui fait ses lumières, l’accompagne. Il joue avec un médiator en fumant, il a l’air de se faire encore plus chier que moi. J’envisage de nous détourner tous les deux de cette effervescence de salon pour une effervescence façon « libidineux spectacle vivant ». Mais il me coupe l’herbe sous le pied en disparaissant avec son talkie-walkie comme s’il y avait la guerre dehors.
Alors qu’il n’y a même pas de taxi.
La RH voudrait effectivement voir partir les plus anciens et les plus récents. Priorité leur serait donnée. Et moi, toujours en plein dans le milieu, je fais quoi ?
Sur une chaîne du câble, Dixie, la fameuse Dixie, celle que l’on n’affuble pas d’un nom de famille à l’instar de Coco ou Colette (mais aussi Carlos, et Loana). Une fille lookée speakerine moderne, jolie et lisse, l’interroge sur son « concept de complexe multiforme et beauté ». Je passe sur tout le délire « soin fraîcheur des bois, une journée d’été » (comprenez « nettoyage de peau ») et « chaleur de l’âtre après la neige » (ou : le combiné sauna douche froide). Dixie joue parfaitement son rôle de femme d’affaires moderne, belle, séduisante, les dents qui déchirent son joli petit tailleur grenat. Avec un rien du mystère asiatique en prime, une moue, un geste dansant de la main. J’imagine Carole, en coulisse, en plein orgasme devant la réussite de sa maîtresse.
Coup de fil de Papa, à trois heures et quelques du matin. Moi, à la fois enfumée et affolée, quoi que je comprends très vite qu’il n’est pas dans son état normal – peut-être une réaction aux médocs, ou trop d’alcool alors qu’il n’en faudrait pas du tout. Quand finalement je comprends qu’on est parti pour un moment dans ses délires, et qu’il me faudra juste être patiente jusqu’à ce que ma batterie lâche, je me mets en pilotage automatique. On passe par la fin de leur relation avec Maman (je court-circuite : « Papa, je t’ai déjà dit, ça ne me regarde pas »), sa rencontre avec Christine, ses regrets de ne pas avoir eu l’esprit entreprenant pour autre chose que le cul.
Puis la révélation. « Il faut que je le dise. » Et : « Il n’y a qu’à toi que je peux le dire. » Ça fait deux ans qu’il baise régulièrement sans capote. Avec certaines habituelles, mais d’autres aussi. Suivent des détails, des justifications, des enfonçages de portes ouvertes (« On n’est plus soi-même quand on arrive à ce genre d’extrémités »), le tout verrouillé d’une mauvaise foi forte d’une bonne cinquantaine d’années d’expérience.
Je pense : Tout ça me dégoûte, Papa.
Et : Et Christine ?
Je joue machinalement avec ma bague en argent balinaise (il parle), je me vois le gifler, des allers-retours : un pour chaque fois que, sous prétexte de complicité, tu m’as pris en otage de tes névroses ; un pour Christine (il parle) ; un pour ma mère. Sans oublier : un pour ta connerie et un pour ton égoïsme (il parle). Et : deux ou trois juste pour le plaisir.
Ma bague rebondit sur la moquette, roule sous le lit. Je coupe la communication sans préambule et éteint mon téléphone.
Il s’est tu, et, je me dis que je pourrai bien en éprouver, finalement, un certain soulagement.
I light another cigarette
Learn to forget, learn to forget
Learn to forget, learn to forget
The Doors
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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