Fille-Rousse est une héroïne du mélange. Jeune amérindienne née Longues-Tresses mais élevée, sans connaître son origine, chez les Yeux-Rouges, elle décide très tôt de n’être qu’avec les garçons et de devenir elle-même un garçon, troublant quelque peu l’ordre du monde au sein de la tribu. Car parmi les siens, entre eau, forêts et neige, elle aspire à être un homme et à tout faire comme un homme mais avec le corps qui est le sien, sans rien renier de son corps de femme. Devenant une Peau-Mêlée, une figure quasi magique, nous la suivons dans le froid, la boue et les arbres, fascinés par tant de sensualité et de hardiesse . Comme fille-Rousse, le « qaa » tout autant fruit que poison aux pouvoirs mystérieux, est une substance double autour de laquelle l’affrontement ultime des deux origines va s’orchestrer. Un magnifique voyage dont on ressort troublé et totalement dépaysé.
Autre voyage mais celui là sous la surface des eaux. Mahmoud Elmachi, poète et professeur, se tient au milieu du lac el-Assad sur sa barque, petite coque fragile et bleue. Du lac, créé artificiellement sur l’Euphrate par le régime syrien en engloutissant les zones habitées qui lui préexistaient, n’émerge plus que la vieille citadelle Qal’at Ja’bar. Pour oublier ce drame et le passé englouti, Mahmoud plonge au fond des eaux. Il plonge pour remonter le temps, retrouver les lieux de son passé, pénétrer au café Farah où les olives parfumaient les doigts d’ail et de thym. Mais si la plongée est douloureuse, la surface du lac aussi ne le rappelle qu’à ses propres souffrances et à ses souvenirs: un premier amour perdu , Leïla, morte en couches avec leur petite fille ; ses enfants, partis à la guerre et pour lesquels il tremble; son incarcération en prison où la poésie l’a sauvé; son amour, Sarah, la mère de ses enfants, celle qui résistera jusqu’à l’ultime fin. Mahmoud est au centre d’un monde qui l’a abandonné. Il nous dit que le retour sur la berge est impossible et nous le regardons affronter son désespoir comme un long et très beau poème, celui d’un père crucifié que la montée des eaux pourrait bien délivrer.