« C’est d’abord juste un pas / Un simple déplacement latéral
Tout ça pour me retrouver quand même / Face à moi-même. »
(Matthieu Malon, Le Pas De Côté)
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]our un artiste, il est toujours un peu « risqué », toutes proportions gardées, de s’aventurer hors du pré carré des jalons posés par ses oeuvres précédentes lorsqu’il s’agit d’en façonner une nouvelle. En matière de musique, l’Histoire abonde de virages créatifs spectaculaires, de formations que l’on croyait installées et qui remettent en jeu tous leurs fondamentaux pour proposer une variation radicale de leur identité sonore propre.
Pour sa part, le musicien orléanais Matthieu Malon pourrait s’enorgueillir d’un parcours atypique et protéiforme d’un bon quart de siècle, qui l’aura vu mener durant une bonne décennie le projet électro-rock Laudanum avant de déployer, au cours de la suivante et sous son véritable patronyme, une forme prenante et rocailleuse d’introspection électrique, entre poésie évocatrice et pragmatisme cruel. Ses sorties successives, du poignant et coloré Peut-Être Un Jour de 2014 au rêche et martial Les Jours Sont Comptés qui, bien qu’enregistré en 2004, ne verra le jour qu’en 2016, dans une version remasterisée et étonnamment invincible à l’usure du temps, atteindront un paroxysme incandescent avec la publication en 2017 du puissant Désamour, recueil brûlant et lacrymal de scénettes désabusées et mordantes, détaillant par le menu les affres d’une rupture sentimentale incendiaire.
Ce dernier album en date, marqué au fer rouge par une colère rentrée et résignée, proche de celle qui animait, en creux, la salve nihiliste de The Cure sur l’emblématique Pornography, aurait pu constituer un point de non-retour pour celui qui, en creusant sa douleur intime avec un tel souci d’exhaustivité tranchante, aurait pu se retrouver exsangue et vidé de toute motivation inspirante pour la suite. Mais à la manière d’un nageur qui, après avoir touché le fond de la piscine, n’aurait qu’à pousser sur ses jambes pour rejoindre la surface (et le commun des mortels), Matthieu Malon a visiblement trouvé l’énergie suffisante pour transcender cette mise à nu écorchée qui aurait pu, artistiquement parlant, lui être fatale.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff »]Une électronique à la fois évanescente et rythmée, conférant à sa prose au scalpel une dimension pop aux couleurs insidieusement chatoyantes et diablement accrocheuses.[/mks_pullquote]
On savait déjà que le bonhomme était friand de projections aventureuses, comme lorsqu’il a formé avec la poétesse hyperréaliste Rita Zaraï le tandem Brûlure, le temps de trois EPs acides traversés par une électronique rageuse, ou lorsqu’il a participé, aux côtés de ses compatriotes Orso Jesenska et Erik Arnaud, à une ambitieuse trilogie de EPs thématiques sur lesquels chacun des trois protagonistes proposait quatre inédits et deux reprises de son choix. On imaginait moins qu’il infligerait à la discographie érigée en son nom seul un saut quantique si conséquent : en ce début de printemps, son cinquième album en français, malicieusement intitulé Le Pas De Côté et bricolé dans l’urgence au fil de six mois de trajets en transports en commun, le voit délaisser sa six-cordes totémique pour embrasser les saveurs d’une électronique à la fois évanescente et rythmée, conférant à sa prose au scalpel une dimension pop aux couleurs insidieusement chatoyantes et diablement accrocheuses.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ès le morceau d’ouverture, qui donne son titre au disque, le ton est donné : sur une pulsation métronomique et étourdissante en droite lignée des productions les plus hypnotiques du grand Giorgio Moroder, le chanteur dévoile, entre couplets parlés et refrains assénés d’une voix délicatement trafiquée, toute la sève galvanisante qui motive sa présente démarche. Cette quasi-renaissance musicale, sublimée par un écrin sonore d’une luminosité éclatante, se prolonge tout en montant en intensité sur le bondissant Cache-Cache, qui narre avec une espièglerie coquine les tenants et aboutissants d’une joute amoureuse par écrans interposés.
Dans un tourbillon sensoriel simultanément touchant et abyssal, Matthieu Malon va même jusqu’à évoquer des souvenirs d’enfance à la persistance indélébile, comme lorsqu’il retranscrit avec flamme l’émerveillement du gosse qu’il était devant le nouveau vélo de ses rêves (sur la course effrénée de Mon Luis Ocana Rouge) ou lorsqu’il évoque avec pudeur la sensation d’interdit nimbant la découverte impromptue d’un billet de cent francs dans un déluge de sons menaçants et déstructurés.
Mais la rupture de ton la plus radicale reste encore celle qu’il manifeste en évoquant le sujet autrefois épineux et douloureux de l’amour, à qui il confère ici une dimension effrontément romanesque et délicieusement hors du temps, comme sur le solaire Quelques Jours Avec Toi, qui associe comme par magie le spasme sensuel du Duel Au Soleil d’Etienne Daho à la solennité majestueuse du Your Silent Face de New Order : quand il se prend à lâcher un vibrant « Je n’ai jamais rien vécu / D’aussi beau que ça », la contagion est telle que l’on se demande à notre tour si l’on a déjà entendu une telle merveille de tendresse habitée, à la fois charnelle et insaisissable.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]illeurs, la force de la mémoire invoquée épouse à la perfection la forme musicale adoptée, comme sur le discoïde ZigZag qui nous plonge, avec ferveur et mélancolie mêlées, dans une ambiance dragueuse et festive de boîte de nuit crépusculaire, où toutes les émotions les plus indicibles se rejoignent dans un éclair de joie inespérée qui se prolongera jusqu’à l’aube. Pour sa part, la saillie roborative de Respire, toute en pulsation increvable et variations discrètes, expose une texture sonore simultanément abrupte et cajoleuse qui n’est pas sans rappeler les salves les plus épiques du combo techno britannique Underworld, où le verbe et la transe s’épousent sur un lit de beats raides et pénétrants.
On pourrait croire, dans un contexte global si avenant, que Matthieu Malon a définitivement mis au placard le constat cruel qui caractérisait certaines de ses sorties les plus douloureuses. Ici, c’est en fin de parcours et avec un flegme qu’on pourrait qualifier de dur-amer que le musicien claque avec force deux comptines acerbes et goguenardes : la longue énumération des nombreuses circonstances de copulation inopinée qui inonde Le Souvenir Des Autres Fois se voit tranchée par un couperet lapidaire (« De cette fois unique avec toi / Je ne me souviens pas ») magnifié par une ravageuse reprise de break, tandis que les sept minutes haletantes de La Rubrique Sport symbolisent avec une âpreté délétère la lente marche du poison des idées reçues, infiltrant et neutralisant la possibilité ténue d’une rencontre amoureuse.
[mks_pullquote align= »right » width= »300″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff »]Matthieu Malon n’a fait son pas de côté sémantique et technologique que pour mieux nous tirer en plein coeur, levant des yeux embués vers son propre avenir tout en semblant, avec discrétion et élégance, nous enjoindre à prendre soin du nôtre.[/mks_pullquote]
Il serait facile, de prime abord, de se dire que Matthieu Malon tourne ici le dos à ses blessures passées pour panser ses plaies à l’abri des regards (et des écoutes) en se planquant derrière un disque d’apparence plus abordable et lumineux. La vérité semble bien plus complexe, et irrigue ici chaque pore de ces neuf compositions entêtantes et charmeuses : à moins que l’on interdise à tout artiste d’avoir plusieurs facettes et de sortir d’un monolithisme de façade, force est de reconnaître que le musicien orléanais a déjoué tous les pronostics en sa défaveur, assénant dans un geste d’une incontestable grâce et d’une assurance inattendue son album le plus subtil et addictif, loin de la désincarnation factice que l’on pourrait craindre venant d’une production essentiellement réalisée sur tablette informatique. Avec une morgue sensiblement plus feutrée, mais qui n’a rien à envier à celle dont il témoignait sur ses précédents et bouillants efforts, Matthieu Malon n’a fait son pas de côté sémantique et technologique que pour mieux nous tirer en plein coeur, levant des yeux embués vers son propre avenir tout en semblant, avec discrétion et élégance, nous enjoindre à prendre soin du nôtre.
C’est avec ce même supplément d’âme, qu’il a conféré à ce disque inespéré et gracile, que l’intéressé a aimablement répondu à mes questions, évoquant pèle-mêle ses envies artistiques, ses inspirations majeures et la fragilité de sa démarche, la connaissance assumée de ses propres limites lui fournissant un puissant moteur de recherche et d’ouverture aux autres.
Quel a été le déclic qui vous a mené à la création de ce Pas De Côté ?
Matthieu Malon : D’emblée, il faut préciser que ce disque n’était absolument pas prévu. Le voilà, le postulat de départ (rires). J’avais décidé d’abandonner le français quelque temps, pour retourner à mon projet Laudanum, qui est fondamentalement anglophone. J’avais pourtant arrêté de travailler sous cette identité en 2010, mais j’avais envie d’y revenir. Parallèlement à cela, je me suis mis à avoir envie d’occuper mon temps de trajet en train, pour aller travailler tous les jours, à autre chose que de bouquiner ou regarder des séries. J’utilisais déjà mon iPad dans le cadre de mes concerts, et j’ai voulu pousser le truc plus loin en composant directement dessus, durant ces deux heures trente quotidiennes.
Au départ, à l’été 2018, ce n’était que du bidouillage, du temps passé à essayer des outils et des applications, mais très vite, je me suis senti très à l’aise et je me suis retrouvé avec une vingtaine de mélodies qui tournaient très bien. J’ai d’abord pensé que ça pourrait servir pour Laudanum, mais je n’avais pas envie d’aller vers cette couleur très électronique avec ce projet particulier. C’est à ce moment-là que je me suis dit que je n’avais peut-être pas encore tout dit avec la langue française, et que j’avais envie d’explorer d’autres thèmes que ceux abordés dans mes trois précédents disques. Et ça collait très bien avec les mélodies que j’avais trouvées. Mais pour répondre plus directement à ta question, le déclic, ça a vraiment été l’outil en lui-même.
Vouliez-vous absolument prendre le contre-pied de votre précédent long format, Désamour, qui s’inscrivait dans une dynamique très sombre ?
Matthieu Malon : Je parle souvent de mes trois derniers albums comme d’un cycle, sur lequel j’aurais fait une sorte de grand tour de toutes les questions ayant trait à l’amour, et de toutes les interrogations un peu « nombrilistes » par lesquelles j’ai pu passer. À ce titre, Désamour a certainement été le point culminant de cette démarche-là : lorsque l’amour s’arrête, qu’est-ce qu’on fait après ? Je me suis dit que la solution était peut-être de regarder vers le passé pour mieux se projeter vers le futur, et c’est pour cela, en effet, que j’avais envie de faire quelque chose de plus lumineux, en réaction à ce dernier disque.
La nature très synthétique de ces nouveaux morceaux vous a-t-elle incité à écrire différemment ?
Matthieu Malon : Il est certain que ces nouvelles mélodies et l’outil de l’iPad en lui-même, qui imposait que je mette les guitares de côté pour aller vers des choses plus électroniques, ont amené un nouveau discours et une nouvelle façon de présenter les choses. Le premier texte que j’ai finalisé, c’est celui de Respire, qui est un peu une transition entre Désamour et ce nouvel album. D’ailleurs la première phrase de ce titre (« Temps mort, la maison est si calme ») était déjà présente dans les notes que j’avais assemblées pour ce précédent disque. Certes, il y a encore l’idée de la séparation, mais il n’y a pas que ça : il se passe autre chose et il y a aussi beaucoup d’amour dans cette chanson.
Du coup, ça m’a influencé pour toute la suite : j’avais encore envie de parler d’amour, mais d’une façon plus « positive », ou plus « drôle » comme sur Le Souvenir Des Autres Fois. Et ça m’a aussi amené à évoquer mon enfance : j’avais depuis longtemps envie de parler de ce vélo (sur Mon Luis Ocana Rouge, ndlr), et ça faisait un moment que je voulais aussi raconter l’histoire du billet (sur Le Billet De Cent Francs, ndlr), qui est tout à fait vraie. C’était donc vraiment le bon moment pour évoquer tout ça, par le biais de ces mélodies un peu plus « fraîches », et d’avoir un discours un peu plus léger.
Vous avez donc travaillé sur ces chansons au cours de multiples trajets en transports en commun. De quelle manière pensez-vous que cet environnement ait influé sur le résultat final ?
Matthieu Malon : Pour préparer les concerts qui ont suivi la sortie de Désamour, j’avais déjà commencé à travailler mes programmations comme ça, dans le train, et j’y avais même déjà écrit quelques textes, pour ce disque-là et peut-être même pour celui d’avant aussi (Peut-Être Un Jour, publié en 2014, ndlr). Je savais donc déjà un peu comment réussir à m’isoler dans ce contexte. Ça peut parfois être gênant, lorsque tu écris, de te dire que ton voisin va regarder ce que tu fais par-dessus ton épaule (rires). Cependant, même si je savais déjà comment appréhender cette situation-là, la composition, c’est quand même autre chose. Et si le cadre a pas mal conditionné le processus, le temps a lui aussi eu aussi une importance cruciale : quand on travaille chez soi, on peut traîner sur une idée pendant six heures. Là, ce n’était pas possible : lorsque j’avais une idée qui me venait le matin, ou bien le soir sur le trajet du retour, j’essayais de la pousser au maximum en sachant que je n’avais qu’une heure pour le faire, et il a été assez rare que je me dise que j’y reviendrai le lendemain. Je m’imposais des petites contraintes à moi-même, en me disant que si je voulais avoir fini un morceau le soir, il fallait que je m’y mette dès le matin. Et pourtant, il n’y avait aucune pression, aucune attente sur ce disque, y compris de la part des gens du label, qui ne savaient pas que je travaillais dessus (sourire).
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »22″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff »]« C’est quand même fou de pouvoir, aussi rapidement et si efficacement, programmer des claviers, des basses et des boîtes à rythmes, tout en restant en totale mobilité avec juste un casque sur les oreilles. » – Matthieu Malon[/mks_pullquote]
Donc le trajet en train a conditionné ma façon de travailler, mais aussi, par la force des choses, la sonorité de ces nouveaux titres : d’habitude, il y a toujours un moment où la guitare rentre en ligne de compte et dans le cas présent, il n’en était pas question. Et puis il y a tout ces nouveaux outils informatiques incroyables, bien sûr : si j’avais eu ça à disposition lorsque j’étais adolescent, je me serais pris pour le roi du monde (rires). C’est quand même fou de pouvoir, aussi rapidement et si efficacement, programmer des claviers, des basses et des boîtes à rythmes, tout en restant en totale mobilité avec juste un casque sur les oreilles. Après, pour avoir un peu plus de facilité pour travailler, j’ai acheté un petit contrôleur qui m’a permis de gérer tous les effets les plus synthétiques du projet, pour utiliser des filtres ou faire bouger des arpégiateurs sur les morceaux, tout ça en Bluetooth. Je n’avais que cet iPad et mon casque, et j’avais quand même l’impression d’être dans un vrai studio.
Ces chansons évoquent des sujets et des situations très personnelles, remontant parfois, comme nous l’avons déjà évoqué, jusqu’à l’enfance. Voyez-vous votre musique comme une forme de catharsis personnelle ?
Matthieu Malon : C’était clairement le cas avec Désamour, il s’agissait là d’expulser des choses très difficiles (silence). Comme je disais souvent lors de mes interviews à l’époque, c’était ma petite thérapie personnelle, ce qui m’a évité d’amener soixante-dix euros chez le psy toutes les semaines (rires). Avec ce nouvel album, je ne sais pas, vu qu’il ne s’agit pas vraiment de choses que j’avais envie d’expulser ; il y en a même certaines, comme ces histoires de vélo et de billet, que je porte en moi depuis plus de trente ans. Plus qu’une démarche cathartique comme celle de Désamour, c’est davantage une façon d’évacuer des souvenirs pour parvenir à se projeter dans l’avenir. Comme je te le disais tout-à-l’heure, j’avais envie d’amener un peu de lumière dans ma musique. Il est vrai que des gens qui ne m’ont connu qu’avec Peu D’Ombre Près Des Arbres Morts ou Désamour peuvent se dire que je suis quelqu’un d’assez sombre, alors que ce n’est absolument pas le cas : dans la vie, je suis aussi un mec qui rigole et j’ai envie de raconter d’autres choses.
Musicalement, j’ai encore envie d’aller vers plein d’autres horizons, sans aller jusqu’au jazz ou à la bossa nova. Mais un disque piano-voix ou un album de reprises comme ce qu’a fait Mendelson avec Sciences Politiques, pourquoi pas. Des adaptations en français, j’en ai déjà réalisé quelques-unes mais j’aimerai bien le faire sur la longueur d’un disque. Il y a plein de choses de cet ordre qui m’intéressent, et de la même façon, je n’ai pas envie d’être replié sur mon nombril, à ressasser une séparation malheureuse en me demandant comment je vais m’en sortir. Ce qui est marrant, c’est que ça sort maintenant alors que je ne l’avais pas du tout prémédité. Mais il faut bien que les choses suivent leur cours : tant que le robinet de l’inspiration coule, il faut le laisser couler (sourire).
Dans le titre Respire, vous évoquez un travelling de cinéma. Avez-vous des images en tête lorsque vous composez ?
Matthieu Malon : C’est marrant que tu me dises ça, parce que je rêverais de faire, pour plusieurs morceaux de l’album, un film qui colle exactement aux paroles. Et en effet, Respire est certainement l’un des titres les cinématographiques de ce disque. C’est valable aussi pour Quelques Jours Avec Toi, qui rejoint un peu le titre Sur La Dune que j’avais sorti en EP, avec cette idée d’un homme et une femme qui prendraient la fuite à deux (silence). Je dis ça alors que je n’ai pas vu un film depuis des semaines voire des mois, mais je suis vraiment un fan de cinéma, c’est sûr (rires).
Alors que vous avez vingt-cinq ans de carrière à votre actif et que votre profil est plutôt rock, vous sortez un album 100% synthétique. Pensez-vous que le regard de la scène indépendante française sur les musiques électroniques ait évolué au fil du temps ?
Matthieu Malon : Même si on ne l’exprime pas dans sa musique, j’ai du mal à imaginer qu’on puisse être 100% rock sans écouter autre chose. La musique électronique est désormais complètement ancrée dans la culture populaire, on est loin de l’époque des rave parties. Pour ma part, j’ai très vite baigné là-dedans : j’avais pas mal de copains qui allaient en rave au début des années 90, même si je n’y allais pas moi-même, et je garde un souvenir fort de la sortie du premier album des Chemical Brothers (Exit Planet Dust en 1995, ndlr). Personne ne connaissait ça à Orléans, et je faisais écouter ce disque à beaucoup de gens en leur demandant s’ils réalisaient ce qui était en train de se passer (rires). J’ai vraiment le sentiment que la musique électronique fait autant partie de moi que le rock. Ayant déjà mélangé les deux avec Laudanum, je pense qu’il n’y a vraiment aucun problème vis-à-vis de ça.
Selon moi ce n’est pas qu’une question d’ouverture : lorsque des artistes pop rock intègrent une dimension électronique à leur musique, elle reste souvent périphérique. Sur Le Pas De Côté, elle est au contraire complètement centrale tant vous semblez en avoir absorbé tous les codes.
Matthieu Malon : Comme je viens de te le dire, et même si je suis pas aussi calé dans ce domaine que d’autres, mon inspiration vient vraiment de ce son-là. Chacun a ses propres lacunes, et bien que j’en ai d’énormes en ce qui concerne l’électro, des choses comme la discographie d’Underworld sont pour moi fondamentales. L’album In Sides d’Orbital a eu une importance capitale, tant il a bouleversé ma façon d’écouter de la musique et d’avoir envie d’en faire. Dans un autre registre, le premier album de DJ Shadow (Endtroducing, paru en 1996, ndlr) a façonné ma manière de voir les choses, au point que Laudanum n’aurait pas existé sans cela. C’est là que j’ai voulu acheter mon premier sampler, alors que je n’avais jusque là qu’une boîte à rythmes. À l’époque, même si je faisais de la pop, je m’arrangeais pour y mettre une petite touche d’électro, comme d’autres l’ont fait aussi d’ailleurs.
Mais très vite, j’ai eu envie de ne faire que ça : le premier album de Laudanum, même s’il y a des guitares dessus, est quand même un disque essentiellement électronique (sourire). Mais si pour moi, ce n’est pas très étonnant d’avoir fait un disque comme Le Pas De Côté, je comprends que les gens qui ont écouté les disques précédents croient que je suis passé à l’électro pour être dans l’air du temps. Alors que ce n’est pas du tout le cas : j’ai déjà composé de cette façon et je pense que je le referai, d’ailleurs. Depuis que ce projet est bouclé et que le disque est sorti, je me rends vraiment compte à quel point c’était excitant et agréable à faire.
D’une manière générale, la plupart des artistes de votre génération sont souvent moins perméables à d’autres genres musicaux que vous ne l’êtes. Comment l’expliquez-vous ?
[mks_pullquote align= »right » width= »300″ size= »22″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff »]« Ne pas être curieux en 2019, je trouve que c’est quand même un peu étrange. » – Matthieu Malon[/mks_pullquote]
Matthieu Malon : Je pense effectivement être quelqu’un d’assez ouvert, mais j’ai mes limites moi aussi. Honnêtement, je pense que c’est avant tout une question de sensibilité ou de curiosité. On manque peut-être aussi de médias éclectiques, ce qui fait que chacun prend sa petite information dans son coin sans regarder ailleurs. Et dans ce contexte, ça devient très difficile. À un moment, Les Inrockuptibles et Magic étaient de sacrés vecteurs, j’ai découvert des tonnes de trucs grâce à quelqu’un comme Jean-Daniel Beauvallet. Je crois que c’est par eux que j’ai découvert les Chemical Brothers, et sans cela j’en serais probablement resté à écouter des choses comme Blur ou les Boo Radleys. En plus, il faut rappeler qu’internet n’existait pas à l’époque. Cela dit, ne pas être curieux en 2019, je trouve que c’est quand même un peu étrange. C’est peut-être aussi une question de goûts personnels : si les gens n’ont envie d’écouter que du Johnny Hallyday toute la journée, c’est leur problème (sourire). D’un autre côté, il y a de toutes façons tellement de choses qui sortent tous les jours qu’il y a de quoi avoir le tournis : à un moment, on ne peut plus suivre. Je pense moi-même être un peu à la ramasse aujourd’hui, alors qu’à une époque j’étais assez pointu sur les nouveautés dans les quelques styles qui m’intéressent.
Pensez-vous que l’expérience personnelle vécue avec cet album-ci aura une incidence sur tous vos prochains projets ?
Matthieu Malon : Je ne pense pas que je ne travaillerai plus que de cette manière-là, parce que je n’aime pas m’imposer des carcans de ce type, mais il est vrai que ça va probablement conditionner ma façon de travailler pour Laudanum à l’avenir. Je ne veux pas faire le prochain disque de ce projet uniquement dans le train, car il y a des outils dont j’ai besoin que je ne pourrais pas utiliser dans ces conditions, mais je ne vais pas non plus m’interdire de retenter l’expérience pour certains aspects : il y a des programmations que je pourrai y faire et que j’incorporerai ensuite dans ma base de travail dans mon propre studio. Je ne m’interdirai pas non plus, peut-être pas tout de suite mais d’ici trois ou quatre ans, de faire un autre disque sur le même principe que Le Pas De Côté. Ce fut vraiment une expérience enrichissante qui va forcément faire rejaillir des choses pour la suite.
Y-a-t-il eu une forme d’excitation à travailler dans un espace réduit et sur un laps de temps donné ?
Matthieu Malon : Ah oui bien sûr, c’était génial de ce point de vue, excitant au possible. De toutes façons, j’ai toujours bien aimé travailler dans la contrainte, en me fixant des objectifs précis. Il y avait déjà un album de Laudanum pour lequel j’avais défini dès le départ qu’il n’y aurait pas de guitares, même si je l’ai intégralement réalisé à la maison. Lorsque j’avais envie d’un son qui y ressemble, il me fallait alors trouver quelque chose qui sonne comme une guitare sans que ça en soit une (sourire). C’est aussi ma façon, à un moment donné, de me concentrer sur des outils précis, et je fonctionne énormément comme ça. Quand je te disais tout à l’heure que je voulais faire un disque piano-voix, ça relève du même principe : je suis pianiste à la base, et j’ai envie de faire un album en me recentrant là-dessus.
Le disque que Thomas Joseph a sorti sur le label Herzfeld en début d’année a été intégralement écrit au piano, alors qu’il vient lui aussi d’un univers marqué par la guitare et l’électronique, et c’est un album que je trouve prodigieux. Même s’il se passe plein d’autres choses autour, on sent que l’ossature du truc repose sur le piano et je suis sûr que je ferai quelque chose de cet ordre un jour. Je ne le fais pas encore parce que je manque encore un peu de confiance pour le faire, même si Le Pas De Côté tend déjà vers ça, avec beaucoup moins d’éléments sonores qu’auparavant et… (silence) C’est marrant, j’allais à l’instant utiliser la formule « plus organique » pour le décrire, alors que c’est un album purement synthétique. Ça tient peut-être au fait que je suis resté sur des rythmes entre 100 et 128 bpm, proches de l’allure moyenne d’une marche normale.