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Niveau 5
Chaque année, entre mai et juin, la plupart des grands éditeurs invitent les libraires à assister à des réunions de présentation des titres à paraître à la rentrée littéraire d’août et septembre. Le lundi 12 juin 2017 je me suis donc rendu à la Maison de l’Amérique Latine pour découvrir la rentrée littéraire des éditions Flammarion. Je ne suis pas un grand lecteur de ce catalogue mais mon métier de libraire en littérature française m’oblige à prendre connaissance de la production et à avoir en tête le plus large panorama possible de ce qu’on appelle le « paysage littéraire » français. Les présentations des romans de la rentrée Flammarion défilent et lorsque le livre de Grégoire Bouillier commence à être évoqué, je me redresse sur ma chaise et deviens tout de suite beaucoup plus attentif. La raison est simple, son éditrice communique son enthousiasme à publier un tel livre, souligne l’ampleur du travail que sa publication a nécessité, l’extraordinaire drôlerie du Dossier M et le fait que c’est un livre totalement à part. Des éloges qui m’ont beaucoup plus atteint que les lauriers traditionnels tressés à propos de chacun des livres présentés car les éditeurs, et c’est leur travail nous n’allons pas leur jeter la pierre, défendent chacun de leur livre comme le meilleur de l’auteur et comme un livre important. Je sentais ici une sincérité, une authenticité, et une énergie assez rares. Je n’avais donc qu’une envie : découvrir ce fameux Dossier M.
Puis les semaines passent, les réunions de rentrée s’enchaînent, les désirs de lecture s’additionnent, et enfin les vacances avec le choix cornélien habituel : quels livres emporter en vacances ? Surtout lorsque l’on part quatre semaines en train, à enchaîner les étapes ici et là, il s’agit de ne pas se surcharger. Être libraire, c’est aussi savoir les livres qu’on ne va pas lire. Bien que Le Dossier M fut le livre le plus imposant (880 pages) de mes envies de lecture, j’ai choisi de le placer au fond de mon sac à dos avec l’ambition de le commencer durant mes vacances. Il était accompagné d’une petite dizaine d’autres congénères, ainsi que de ma liseuse me permettant de lire un nombre important de services de presse numériques, allégeant considérablement le sac à dos.
Quatre semaines durant lesquelles j’ai vagabondé de lieux en lieux en Normandie et en Bretagne, où je ne déballais jamais mon sac complètement, privilégiant les affaires et livres au-dessus de la pile plutôt que tout au fond. Quatre semaines à ruminer aussi ma rupture récente avec en tête toujours la même chanson de Tue-Loup, Putain d’été (« Et puis y’a toi qui me largues en juillet / Pourquoi t’as pas choisi janvier / T’es si belle quand t’es toute bronzée / C’est vraiment un été à chier »), où l’idée d’aborder un livre de 880 pages sur une histoire d’amour foireuse me faisait un peu peur.
Je suis rentré à Paris sans avoir ouvert Le Dossier M.
Ce n’est que début août que j’ai eu le courage de m’y plonger, et quel choc, la sensation d’être scotché à son siège lorsque l’avion se prépare au décollage, une accélération fulgurante agit sur votre corps qui ne peut réagir autrement qu’en devenant impuissant et spectateur d’une force qu’il ne maîtrise pas. Je venais de monter à bord d’un bolide dont je ne voudrais plus jamais redescendre.
J’ai corné des pages, mis des passages sur Facebook, lu des extraits à mes proches, enthousiasmé comme jamais, ri et pleuré en me disant que j’avais perdu un mois de ma vie en refusant d’ouvrir ce livre en juillet, et j’ai surtout compris que ce livre, aussi immense soit-il, serait très difficile à vendre en librairie alors qu’il éclipsait selon moi tout le reste de la production et qu’il ringardisait les dix dernières années de la littérature française, et probablement les dix prochaines années. Comment défendre un tel livre lorsque les habitudes de lectures semblent de plus en plus calibrées et soumises à un effet de mode et à la volonté de lire la même chose que son voisin ? Comment vendre en masse un livre de 880 pages vendu 24,50 € ? L’enthousiasme que j’ai ressenti serait-il partagé par d’autres ou bien ce livre ne s’adressait qu’à moi ? La presse allait-elle s’en emparer, m’apportant un soutien précieux pour le défendre ? Des questions qui peuvent paraître triviales mais qui sont au cœur du métier de libraire, qui doit jongler entre ses goûts personnels et ceux des clients à qui il s’adresse, qui doit savoir accorder ses convictions à la réalité du marché, mais surtout qui doit pouvoir transcender le marché quand il estime que c’est nécessaire et justifié.
À ma petite échelle, que pouvais-je faire ? Dans un premier temps, j’ai voulu savoir si j’étais seul dans l’aventure ou si je pouvais avoir le soutien de mes collègues, je l’ai ainsi fait lire à G, ma directrice, qui avait un bon souvenir du premier roman de Grégoire Bouillier, Rapport sur moi, Prix de Flore 2002, que je n’avais pas lu. Elle aussi a complètement été emballée par Le Dossier M, et m’a ainsi donné la confiance dont j’avais besoin. Un peu plus tard ma collègue A, intriguée, s’est jetée à corps perdu dans le livre et en a été autant éblouie que je l’ai été. J’ai décidé alors de fabriquer une couronne en papier pour coiffer le livre, une couronne désignant Grégoire Bouillier comme le « roi de la rentrée », tout simplement. Une mise en avant originale, mégalomaniaque, exubérante, mais signifiant l’importance que ce livre avait pour moi.
Cette exposition a été remarquée rapidement par l’éditrice du livre (une cliente amie de celle-ci ayant pris en photo le livre couronné et la lui envoyant) qui rapidement m’a contacté pour d’une part me remercier, et d’autre part me proposer de venir vendre Le Dossier M dans une soirée de lecture organisée dans un bar du 19e arrondissement. Chose que j’ai bien entendu acceptée.
Le samedi précédant cette soirée, Grégoire Bouillier est venu à la librairie pour rencontrer les personnes derrière cette couronne et cet enthousiasme. G et moi étions très heureux de cette rencontre impromptue, intimidés aussi, et avons délaissé nos collègues un moment pour aller prendre un café, puis deux, avec l’auteur. La première chose qui l’a frappé est qu’il ne s’attendait pas du tout à avoir des lecteurs de notre âge, autrement dit de moins de 50 ans, et qu’il en était très heureux. Puis nous avons discuté avec une certaine aisance, en riant beaucoup, Grégoire Bouillier étant particulièrement volubile et, comme il aime à le souligner, primesautier. La première d’une grande série de rencontres.
(À suivre)