En cette rentrée d’automne 2024 parait aux Éditions du Tripode un court mais ô combien dense texte graphique signé du peintre et dessinateur Kamel Khélif. S’il me semble important de revenir sur le travail de Kamel Khélif aujourd’hui c’est tout d’abord parce que je me sentais en dette, ayant rendu compte sur ailleurs de la prose puissante de Mathieu Belezi dans Moi le glorieux, et n’ayant injustement pas pris le temps de mettre en avant les superbes illustrations réalisées pour accompagner le second texte de Belezi paru de façon conjointe au printemps, Le Temps des crocodiles.
Cette fois Monozande, l’album qui parait laisse toute sa place à son art puisque le texte de sa main qui accompagne le récit graphique est minimal, à peine quelques mots ou phrases par planche, mais qui sont en raison de leur sujet denses comme de la matière en fusion. L’histoire racontée par l’artiste est celle d’un homme, N’Diho Monozande, dont le village fut victime de l’attaque d’un groupe armé, attaque au cours de laquelle furent tués ses huit enfants et son épouse Césarine, tandis que lui-même, blessé à coup de machette, était laissé pour mort dans un fossé.
L’album rend ainsi un douloureux mais nécessaire hommage à celui qui nous relate, depuis le camp de réfugié où il voit chaque matin le soleil se lever insolent et impuissant, sa si simple et si tragique histoire. Mais de cette vie minuscule et de ce chagrin incommensurable c’est le dessin de Kamel Khélif qui en parle le mieux. Les planches toutes en noir et beige déclinent tout ce que le concept de nuance entre ces deux pôles est susceptible d’imaginer, preuves colorées d’une sensibilité de l’artiste extrême. L’univers graphique de Kamel Khélif, qui mêle dessin et peinture, est un univers où la matière affirme sa forte présence. Chaque élément dessiné qu’il soit vivant ou chose inanimée semble nous offrir à voir sa surface comme au travers d’un microscope qui nous permettrait d’en visualiser la structure intime, la composition, les aspérités. Et au travers de ces fragments de la matière, coulures, bulles, traits, textures, particules, on parviendrait presque à distinguer comme une autre forme de vie, des figures, des fantômes ou des esprits, comme un second niveau de réalité, de récit, qui nous serait pour partie inaccessible.
Les visages des personnages sont souvent flous, et nous les apercevons fréquemment de dos ou de loin, dissimulant leurs insoutenables émotions ou la violence qui les habite, comme si pour tous c’était avec une extrême pudeur que l’artiste voulait nous les donner à voir. Cette retenue nous la sentons également dans le léger écart qui s’opère entre le texte et le dessin et qui instaure un décalage de temporalité. Tout se passe comme si par moment Kamel Khélif s’était dit qu’ensemble texte et dessin ce serait trop insoutenable et qu’avec cet infime retard, cette suspension, il permettrait peut-être au lecteur de respirer encore un peu ou à la peinture d’exprimer en toute liberté ce qui doit l’être. Ainsi quand le texte nous décrit la machette qui s’abat sur Monozande, sur le père de famille, c’est un moment de paix et d’intimité absolue que le dessinateur nous offre, celui d’un homme assis au pied d’un arbre et lisant avec son fils. Mais l’arrachement est proche et les yeux du fils qui se ferment l’esquissent déjà, tandis qu’une page du livre qu’ils lisaient encore ensemble il y a si peu, s’en détache et s’envole…
De la même manière que dans Le Temps des crocodiles, le dessin de Kamel Khélif excelle à dire le temps qui passe, la succession des événements et les résonances que la mémoire tisse entre hier et aujourd’hui. En superposant les images comme par transparence, en utilisant les hachures comme un filtre qui nous donnerait accès au passé, en ménageant des plans plus ou moins éloignés et troubles dans les dessins, en conjuguant images d’avant et d’après pour mieux dire le maintenant, les planches de Kamel Khélif racontent, matérialisent l’absence et donnent une place à ceux qui ont si facilement et impunément disparu. Remontant le temps et ses blessures, l’artiste ouvre un univers où les vies ballottées, hachées, violemment interrompues, conservent toute leur puissance d’être, un univers où depuis la plus profonde noirceur surnage une salvatrice et grande humanité.
Depuis 2008 Monozande est seul, seul comme personne, je pense, ne peux l’imaginer. Il se cache dans le silence et tente de s’évader de son passé par le rêve. Le travail de Kamel Khélif composé des peintures originales et du texte qu’il avait écrit pour N’Diho Monozande fût exposé en 2014 à Londres mais n’avait jamais été édité afin d’assurer sa diffusion vers un public plus large. Il se matérialise aujourd’hui dans cet album aussi ramassé qu’essentiel, comme chacune de nos fragiles existences humaines. Essentiel comme la nécessité de témoigner de ce que peut être une vie simple emportée dans la folie humaine. Nous connaissons maintenant l’histoire de Monozande, nous savons qu’Espérance, Divine, Fimi, Rose, Christ, Régis, Junior Yohan, Olsen et Césarine ont un jour été là et n’y sont plus.
Le 3 octobre 2024 paraitra un second album de Kamel Khélif, toujours aux Éditions du Tripode, Dans le cœur des autres, qui racontera la solitude d’un artiste en proie aux affres d’un amour fini. Soyez, comme moi, au rendez-vous !