La procession solaire et insolente de jeunesse qui ouvre Mustang déploie un programme à double détente : à la beauté et la fougue de la jeunesse répondra la lecture du carcan traditionnel : les corps libres ou l’obscénité, les jeux ou la promiscuité proscrite.
Tout est trop beau dans Mustang : les cinq sœurs, leur entente unilatérale, leur inventivité pour échapper, quelques heures durant, à la réalité de cette province trop éloignée du fantasme à 1000 km de là, l’Istanbul permissif et progressiste. Match de foot, chevelure détachée dans le soleil laiteux, difficile de ne pas penser aux aînées de Virgin Suicides, elles aussi évanescentes de beauté dans une prison mortifère, celle d’une autre tradition.
L’audace, incarnée par la cadette, l’incandescente Günes Nezihe Sensoy, qui peut jouer encore la montre parce qu’elle a du temps avant de devenir femme, semble dans un premier temps l’emporter : on s’affranchit discrètement à l’ombre de l’oncle, incarnation du patriarche garant de la loi morale, et les femmes, complices ou rigoristes, tempèrent dans des scènes qui frôlent la comédie libertaire.
C’est là l’une des forces de cette fable qui ne s’embarrasse pas toujours de vraisemblance : brandir la beauté et l’insolence comme remparts à l’obscurantisme. Distribuant les différents cas de figure, le récit offre à chaque sœur un destin sur l’éventail des possibles : mariage heureux ou forcé, suicide ou révolte. Progressivement, le temps gagne la partie et la communauté s’amenuise à mesure que le constat terrible s’impose : grandir, c’est renoncer et faire sienne la tradition qui étouffe et annihile. Si le film se répète, c’est pour mieux rendre prégnants ces rencontres de mariages arrangés et l’obsession du monde des adultes pour la virginité des jeunes filles, quand bien même on leur vole leur enfance avant de les déclarer adultes et soumises.
Porté par des comédiennes à l’authenticité ravageuse, le film brille surtout par sa capacité à rendre compte de ce qui faisait leur vie, comme ces scènes d’oisiveté complice entre sœurs, et à saisir l’instant où le regard se délaisse de son étincelle ou se durcit face à l’hostilité.
Si les développements de l’intrigue manquent par instant de subtilité (notamment la dernière partie, qui tente de prendre les rails du thriller et joue un peu la surenchère sans toujours faire mouche), l’empathie et la captation de l’instant sont les forces du premier film de Deniz Gamze Ergüven. Alors que les tenants de la morale s’inventent des rites permettant d’occulter ce qui les effraie et les fascine, la réalisatrice affirme avec conviction sa croyance en l’art pour rendre compte d’une beauté que la bêtise humaine, et particulièrement masculine, tente de museler.
Tout à fait d’accord.
J’ajouterai ceci : il est difficile de ne pas faire un film lourd quand il regorge à ce point de symbolique comme celui-là. Comme tu l’as évoqué, l’éventail des cas de figures possibles de la femme face à la soumission, mais aussi : l’éducation est la clé pour sortir de la tradition (début et fin du film avec l’institutrice) – un mustang est un cheval sauvage qu’on capture pour le rodéo et c’est aussi ici la voiture que les filles veulent savoir conduire pour s’échapper – les coups de feu font du mariage un enterrement et vice versa – la résistance naît de l’agression (l’oncle pris au piège enfermé dehors par sa propre faute) – les fugues sont tâchées de rouge (le sang de l’impure) habillées en rouge ou chaussures rouges par la suite – etc, etc. La liste est longue. Et les personnages sont eux-mêmes un peu caricaturaux : l’institutrice n’existe que par son titre, la grand-mère est juste soumise, l’oncle ne se contente pas d’être traditionnel mais aussi violeur (sinon le tableau ne serait pas complet), le jeune homme de la route est purement et simplement « adjuvant » comme on l’apprend en cours de français quand on apprend la structure des personnages d’une histoire.
A mon avis, si le film arrive à ses fins malgré une redondance de signaux un peu lourds et de schémas préconçus, c’est moins grâce à des moments de bonheur ou de légèreté qui feraient contre-pied, que grâce à son habileté à mettre en scène et à filmer un groupe de filles, mettant en avant autant leurs liens que leur intimité. Et ce, par une caméra toujours navigante sans pour autant jamais perdre en précision. Elles nous paraissent toutes belles, d’une beauté différente et singulière, et elles nous touchent. Elles sauvent le film de la caricature.
Oui, c’est exactement ça. Ces portraits suspendus et délestés du didactisme qui empèse le reste parviennent à donner au film sa singularité.