[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]L[/mks_dropcap]e nouveau roman de Nicolas Mathieu fait l’unanimité de la critique et des jurés de prix littéraires : il figure déjà sur la première liste du Goncourt et sur celle du Médicis… Alors à quoi bon, se dit-on en s’attablant devant son clavier ? Que va-t-on écrire qui n’a pas déjà été écrit ?
Et puis on se rappelle. On se rappelle avoir ouvert le livre, pas à contrecœur mais presque : on en avait déjà tellement entendu parler qu’on avait l’impression de l’avoir déjà lu. On se rappelle avoir lu les premières pages, et avoir été incapable de refermer le livre. On se rappelle avoir été appelée : on va se balader, on va dîner, on va au ciné. Et s’être levée, à regret, tant il était difficile de s’arracher à la lecture.
C’est que Leurs Enfants Après Eux est un roman sentimental. C’est-à-dire avec des sentiments, des émotions, de la mémoire, de l’histoire. Nicolas Mathieu a ce talent rare de donner chair dès les premières pages à des personnages auxquels on s’attache immédiatement, d’évoquer un temps pas si lointain finalement, mais bel et bien révolu, et des lieux qui, même si on ne les connaît pas, nous paraissent immédiatement si proches.
En 1979, les ouvriers de la sidérurgie lorraine manifestent à Paris. Mais la crise est ancrée depuis longtemps : en 1962, la sidérurgie lorraine employait 88000 personnes. En 1999, elle ne comptait plus que 8700 salariés…
C’est entre ces deux dates que Nicolas Mathieu a choisi de situer son roman, structuré en quatre parties, quatre étés : 1992, 1994, 1996 et 1998. Été 1992, dans la petite ville imaginaire de Heillange en Lorraine, Anthony vient d’avoir 14 ans et il traîne avec son cousin plus âgé au bord du lac aménagé pour attirer le touriste et essayer d’endiguer le raz-de-marée du chômage qui déferle sur la région depuis des années.
Il fait beau, les garçons s’ennuient : « On s’emmerde, sérieux. Tous les jours rien à foutre. » Survient l’idée : pourquoi ne pas s’offrir une virée du côté de la plage des culs nus ? Tout vaut mieux que cet ennui mortifère. Il faut voler un canoë ; ça fait une petite émotion, surtout quand on se fait courser par les monos de la base nautique. Enfin, on y arrive, à l’Eldorado des culs-nus.
Sauf qu’il est bien tard, et qu’il n’y a pas un cul-nu à l’horizon. En revanche, il y a des filles en maillot qui prennent peur en les voyant arriver. À tel point qu’elles appellent au secours les occupants d’un bateau à moteur, un sportif et une blonde. Rencontre improbable entre les deux petits gars, fils de chômeurs, familles fauchées, et la bourgeoisie du coin, bateaux à moteurs et jolies villas. Les filles sont jeunes, elles sont jolies. Et puis finalement, on finit par trouver un point commun : la fumette. Le cousin n’a plus d’OCB, ses feuilles sont tombées à l’eau. En revanche, il lui reste du shit, et ça, ça intéresse le sportif. Alors on s’attarde un peu… le genou de Stéphanie effleure celui d’Anthony. Et c’est doux.
Anthony n’est plus tout à fait un gamin, il ne lui manque pas grand-chose pour être un ado. Il lui manque… une fille. Les fantasmes et les plaisirs solitaires, ça va bien. Anthony est plutôt beau gosse, hormis son œil qui ne regarde pas bien droit. Cet été-là, ce sera le sien. Le cousin, lui, n’a plus les mêmes besoins. C’est presque un adulte, même si comme Anthony il traîne son ennui tout au long de l’été 1992. Anthony vit avec ses parents dans la petite maison familiale : sa mère Hélène, encore jolie femme, qui a réussi à garder un emploi. Son père, tombé au champ d’honneur de la crise sidérurgique, bricole par-ci, par-là, faute de retrouver un emploi salarié. Ça n’est pas l’opulence à la maison, ça n’est pas la misère noire non plus. Pas encore.
Quatre étés durant, nous allons nous glisser dans les pas d’Anthony, de son cousin et des autres : les filles Stéphanie, Carine, Vanessa, le père sur la pente dangereuse, la mère qui fait tout ce qu’elle peut pour résister à la débandade économique, Hacine le chômeur voleur de moto occasionnel et sa bande. Entre la villa avec piscine des bourgeois du coin, la cité de Hacine, la petite maison de famille des parents d’Anthony, il y a des distances à parcourir. À vélo quand on peut, à mobylette ou à moto quand on a réussi à choper celle du père, courant le risque majeur et inéluctable de se la faire voler.
Pour Anthony, les moments de liberté et d’exaltation naissent de la peau de Stéphanie et de l’air qui lui fouette le visage quand il descend la côte à toute vitesse. Sensualité, vitesse : Nicolas Mathieu tient là les sources de ses plus belles pages. Sensualité du regard : comme ces filles à queue de cheval sont belles, comme elles sont désirables. Puis sensualité du toucher. Anthony grandit, mûrit, les filles aussi, leur peau devient accessible, leur corps aussi.
Et puis bien sûr, la vie qui va. Le monde qui impose à ces garçons et à ces filles une existence sans espoir. Pour une qui va chercher son salut dans la fuite, les autres vont rester là, dans la ville ou tout près, trouver, peut-être, un boulot sans intérêt. Avec la continuité immuable des classes sociales, la panne de plus en plus prolongée du fameux ascenseur… Se mettre en couple, s’installer ensemble, faire des enfants, penser à acheter la maison. De temps à autre, éprouver une révolte, se rendre compte du mécanisme dans lequel on est broyé, du moule dans lequel on est entré… Se rebeller, prendre le mauvais chemin, le payer cher. Et, surtout, ne pas penser à ceux qu’on a laissés en chemin, ceux qui n’ont pas réussi à entrer dans le moule. Trop vieux, trop tard, trop pauvres.
Nicolas Mathieu sait à merveille évoquer les années qui passent, les points de repère qui marquent, morceaux de musique, matches de football, illusions perdues. Et puis l’attachement : les gens, les lieux, la lumière de l’été, toutes ces choses indicibles qui font qu’on appartient quelque part. Certes, Leurs Enfants Après Eux est un roman social et lucide. Mais la délicatesse et la sensibilité qui s’en dégagent en font un texte émouvant et infiniment juste.
Une courte présentation du livre par l’auteur dans cette vidéo :