Les éditions Actes Sud ont la bonne idée en ce début 2024 de rééditer un classique de leur catalogue, L’accompagnatrice, bref roman d’une grande dame des lettres russes, Nina Berberova. C’est notamment la publication de ce texte , et celle de son autobiographie, C’est moi qui souligne, qui participèrent de la découverte de l’autrice russe en France dans les années 1980.
L’occasion était donc belle d’aller relire pour vous, à quelques dizaines d’années de distance, ce court mais puissant récit, partagée entre la joie de retrouver un texte qui a fait date dans mon parcours de lectrice et la crainte de ne pas voir la magie se renouveler.
Et bien si! Autant vous dire tout de suite que ce texte m’a à nouveau totalement envoûtée et que je vous engage, soit parce que vous n’étiez tout simplement pas là quand il est sorti soit parce que vous l’aviez raté, à ne le manquer, dans cette élégante jaquette turquoise, sous aucun prétexte.
La force de L’accompagnatrice réside dans sa rare concentration narrative, une sorte de précipité pur, au sens chimique du terme. Dès la première phrase « C’est aujourd’hui le premier anniversaire de la mort de maman » cette densité est palpable et ne nous lâchera plus. C’est Sonetchka, enfant hors mariage, enfant de la honte d’une mère pauvre et pourtant professeur de piano, qui nous raconte son histoire dans les quelques pages d’un cahier Moleskine trouvées après sa mort dans un hôtel parisien. Celle d’une jeune femme russe que la misère va contraindre à devenir l’accompagnatrice d’une chanteuse lyrique, Maria Nikolaevna, et à vivre, au péril de la dissolution, dans son ombre.
L’accompagnatrice est tout autant un roman social qu’un roman psychologique et organise une très subtile imbrication des différents registres: celui de la quasi domesticité de Sonetchka qui devra suivre Maria et son mari Pavel sans avoir la possibilité de construire sa propre vie; celui de la jalousie entre une jeune femme quelconque et une belle femme aux mains roses et aux cheveux noirs qui attire tous les regards; celui d’une musicienne de seconde zone jouant et saluant en fond de scène pendant que celle que le succès couronne, chavire sous les bravos et les admirateurs.
Aussi Sonetchka est révoltée. Révoltée de voir que certains ont chaud pendant que d’autres crèvent de froid; révoltée que l’on puisse chez les Travine dans cette Russie post révolutionnaire s’empiffrer comme elle le fait quand elle est chez eux et ne rien avoir ou presque à manger au dehors; révoltée que tout semble sourire à ses patrons alors qu’elle et sa mère n’ont connu que la misère; révoltée enfin que le bonheur ne soit possible que pour quelques-uns tandis que tous sur la terre y aspirent.
Alors quand elle va découvrir que le ménage Travine et notamment Maria, qu’elle admire autant qu’elle la hait, cachent peut-être quelques secrets, elle va tenter d’agir pour redonner un peu de cohérence au monde, pour y rééquilibrer in extrémis les parts de bonheur de chacun. Mais malheureusement quand on n’a rien eu depuis le départ, il est possible que la vie vous vole y compris le droit à votre propre révolte et vous assigne inexorablement à une place de seconde zone, à une vie sur strapontin.
Personnages inoubliables, grande finesse d’analyse de Nina Berberova et belle traduction de Lydia Chweitzer garantissent que ce livre nous accompagnera encore et encore.
L’accompagnatrice de Nina Berberova
Traduit par Lydia Chweitzer
Actes Sud, Avril 2024