[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]arie-Hélène Lafon fait son retour en librairie avec un nouvel opus, un roman cette fois, après Histoires, un recueil de nouvelles publié comme l’essentiel de son œuvre chez Buchet Chastel, récompensé par le Goncourt de la nouvelle. Comme il est bon de retrouver une auteure qui cisèle ses textes dans la plus grande discrétion, des livres remarquables par la qualité de l’écriture ! On pense volontiers à ses « homologues », Pierre Michon et Pierre Begounioux. Avec ce dernier, elle partage le même destin : être issue d’une famille modeste de paysans pour devenir agrégée et enseignante. On trouve aussi une forme de filiation dans la façon de concevoir le livre, en toute humilité, des thèmes communs comme le déracinement et des hommages à la littérature en filigrane; on pense notamment à Joseph, la nouvelle de Guy de Maupassant. L’écriture pour l’écriture, un credo en toute simplicité…
Petite entorse à ses habitudes, Nos vies ne se passe pas dans un milieu bucolique, proche de la terre d’origine de l’auteure, le Cantal. Cette fois, l’action se déroule à Paris, rue du Rendez-vous et plus précisément dans un Franprix de quartier.
La femme du Franprix est caissière ; on la croit solitaire, mais qui sait… Elle s’appelle Gordana. On n’en est pas certain mais on peut imaginer que c’est marqué sur son badge, (cette curieuse manie d’inscrire les prénoms des employés du commerce pour créer une proximité factice avec les clients, comme si savoir le prénom de la personne qui vous sert changeait votre manière de consommer…). Ou alors la narratrice l’a entendu au détour d’une conversation, faisons-lui confiance, il faut bien commencer quelque part et notamment par le prénom pour identifier le personnage et nous aider, nous lecteurs, à lui donner un contour, une silhouette et un passé. Elle doit être étrangère, elle a un léger accent quand elle parle. On devine sous sa blouse de travail aux couleurs de l’enseigne une poitrine généreuse. Ses traits sont fermés, blêmes, il n’y a pas de sourire sur son visage, elle est blonde. En face d’elle il y a cet homme qui passe tous les vendredi à sa caisse, il s’appelle Horacio Fortuno, il est bien mis, poli, ses tempes sont légèrement blanchies, il fait des sourires à la jeune femme. Peut être a-t-elle des enfants ? Quelle peut bien être son histoire ? Son quotidien ? Et cet Horacio, que fait-il dans la vie ? Quelles sont ses intentions ?
La narratrice décrit et s’invente une petite comédie humaine de gens simples, des vies minuscules mais profondes et incarnées. On les voit, ces personnages, on se les figure dans ce quotidien, le hasard des rencontres avec les clients, les quelques mots échangés, d’une banalité qui font le sel de la vie, de nos vies. Et puis le récit de cette histoire entre Gordana et Horacio est entrecoupé de la mythologie familiale de la narratrice, de sa grand mère, de son père, de sa mère, de la séparation de ses parents, et puis de l’arrivée d’un certain Karim dans sa vie et de la disparition de ce dernier, parti sans laisser de trace ni d’explication.
On éprouve un plaisir à lire ces tranches de vie, des fragments du quotidien qui sont magnifiés par l’écriture littéraire, âpre, sèche, mais puissante et juste, rendant la beauté brute des protagonistes. Elle les présente dans des situations dignes et touchantes comme si elle voulait restituer la tendresse qu’elle ressent à leur égard. Marie-Hélène Lafon n’écrit jamais de longs romans, mais la concision fait la qualité du texte car il faut dompter le phrasé et le ton de notre auteure, savoir lire entre les lignes, sans tomber dans les écueils de la littérature pour initiés.
Nos Vies de Marie-Hélène Lafon,
Publié aux éditions Buchet Chastel, août 2017