[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]R[/mks_dropcap]éédité au mois d’octobre par les éditions Verdier dans leur collection poche, Nouvelle lyrique, court texte de Annemarie Schwarzenbach paru au printemps 1933 donne à voir une auteure à la personnalité complexe que beaucoup n’ont pas comprise et su décrypter de son vivant.
Dans ce texte de 96 pages, où l’auteure se substitue à un personnage masculin afin d’évoquer librement son homosexualité, il est question de fuite en avant, de vie nocturne et de questionnements sur le suivi – ou non – de la lignée familiale. Il y est aussi question de désir, présent constamment comme une enveloppe qui attire et effraie les personnages. Il est aussi incandescent, tentant et rebelle : à l’image d’Annemarie qui ne ressemble en rien à ce à quoi elle était destinée.
Le lyrisme et le style des mots de Schwarzenbach témoignent d’une époque romanesque et cosmopolite dans un Berlin à l’aube d’un cataclysme qui s’abattra sur l’Europe et le monde.
Comme le présente parfaitement l’éditeur, ce texte « est l’énigme du désir et celle de la féminité qui viennent fracturer l’univers du héros, obligé de réviser radicalement les valeurs du monde bourgeois, et tenté de fuir dans l’alcool, la vitesse, la solitude ou la mort ».
On peut toutefois regretter des paragraphes trop courts, un style froid et mécanique et une énumération qui manque parfois de profondeur. Annemarie est animée par une multitude d’émotions qui la laissent tantôt exaltée tantôt déprimée. La morphine, qui lui tient compagnie et la réconforte depuis déjà quelques années, ne lui permet sans doute qu’une présence en pointillés.
Mais qui est au juste Annemarie Schwarzenbach ?
Née sur les hauteurs de Zurich en 1908, Annemarie est la troisième d’une fratrie de cinq enfants au sein d’une famille de la haute bourgeoisie. Gâtée, riche, aristocrate, elle est très tôt en rupture avec son milieu et en révolte contre l’inertie suisse. Elle hérite d’une méfiance pour la démocratie et développe une fascination marquée pour la culture germanique.
Elle n’a pas encore dix ans quand elle cherche le contact physique avec les amies de sa mère, en mal de tendresse mais surtout en proie à un désir qui l’anime autant qu’il l’intrigue. Son premier roman Les amis de Bernhard évoque déja un personnage homosexuel en quête d’identité et développe le thème de l’adolescence.
Sa rencontre avec Klaus et Erika Mann sera déterminante dans sa vie : ils sont libres, intelligents, engagés contre le nazisme et voyagent beaucoup à travers l’Europe. Annemarie tombe amoureuse d’Erika qui possède une autorité naturelle et une force qu’elle lui envie. Mais malgré une sincère amitié, il ne se passera jamais rien de plus entre les deux femmes.
Dès 1932, son mal-être grandit et Annemarie rencontre la morphine qui la précipite dans un désarroi et une tentative de suicide. En 1933, elle part pour son premier voyage en tant que journaliste en Espagne avec la photographe Marianne Breslauer (qui est à l’origine de nombreux portraits d’Annemarie). Cherchant sans cesse le réconfort de ses semblables, elle épouse Claude-Achille Clarac, lui-même homosexuel, pour une sorte de farce amicale et tendre. Grâce à lui, elle obtient la nationalité française et un passeport diplomatique qui lui permettent de le suivre à Téhéran.
Malheureusement elle s’y ennuie et prend de plus en plus de morphine. Son mari, croyant qu’elle supporte mal la chaleur, l’accompagne dans la vallée du Lar pendant l’été. Elle y écrit La mort en Perse et La vallée heureuse. C’est le point de départ d’une nouvelle page de sa vie : le besoin de se plonger dans l’inconnu, d’aller là où elle ne connaît rien – langue, culture, paysages – afin d’affronter le réel. Annemarie recherche ce sentiment de vulnérabilité qui lui permet de se remettre en perspective par rapport à la beauté du monde. Avec son appareil photo, elle fait connaissance avec un nouveau moyen d’expression.
S’ensuivent des voyages aux Etats-unis où elle veut donner de la visibilité aux opprimés et en Pologne où elle s’intéresse au nationalisme grandissant. Mais chez elle la colère gronde, la terreur s’installe, elle rentre en Suisse où elle est contactée par Ella Maillart qui projette de faire un voyage jusqu’en Afghanistan. Les deux femmes ne se ressemblent pas. Ella est très organisée, sûre d’elle et de ses idées. Elles sont complémentaires. Annemarie promet de ne plus toucher à la drogue. Mais malgré des aventures et rencontres enrichissantes et très humaines, leur relation se dégrade pendant le voyage et Annemarie s’enfonce et continue à se droguer. Ella ne sait plus comment l’aider et décide de porsuivre son voyage seule. Le livre La voix cruelle retrace avec brio ce voyage. Elle conseillera plus tard à Annemarie d’éviter sa famille qui n’est d’aucun soutien pour elle, et lui confiera la phrase glaçante écrite par madame Schwarzenbach avant leur périple :
« Bonne chance ! Je vous décharge de toute responsabilité concernant Annemarie. Laissez-la où vous voudrez. Elle est malheureusement sans espoir. »
De retour à Zurich, Annemarie retrouve son pays soumis et meurtri, et écrit des textes engagés qui ne seront jamais publiés. Les 40 colonnes du sourire ne trouve pas d’éditeur. Elle entame une liaison avec Margot von Opel, avec qui elle retourne à New York. Elle y retrouve Erika et Klaus Mann qui se méfient de son amie. Elle se sent abandonnée et inutile, boit et se drogue davantage. Son état psychique se dégrade au moment du décès de son père, ses tendances dépressives s’accentuent et ses tentatives de suicide se succèdent. Son frère, également installé aux Etats-Unis, écrit des lettres méprisantes à leur mère et lui raconte la vie d’Annemarie. Un médecin la voit et pense qu’il faudrait l’interner pendant deux ans, mais son frère reste insensible et « pense qu’elle n’en vaut pas la peine ». Au même moment, elle rencontre la romancière Carson McCullers, qui tombe follement amoureuse d’elle et lui dédicace Reflets dans un œil d’or. Annemarie lui écrit ces mots : «N’oublie jamais la terrifiante obligation d’écrire qui est la tienne. Ne t’en laisse jamais distraire. Ecris chérie, écris, et prends soin de toi, comme je vais le faire de mon côté».
Après des passages au Congo, en Espagne, au Portugal et au Maroc, Annemarie est de retour en Suisse en début d’année 1942. Le rejet de sa famille est de plus en plus net, elle se réfugie dans une maison près de Saint-Moritz. C’est d’ailleurs lors d’un trajet qu’elle fait pour signer les papiers de son achat, qu’elle meurt tragiquement en faisant la maligne sur un vélo. La tête contre une pierre saillante, c’est fini.
De cette vie exceptionnelle et mouvementée, de cet aveu de ne pas se sentir à sa place dans son monde, Annemarie Schwarzenbach nous laisse un encouragement farouche à aller au-delà de ce que l’on connaît. A accepter de ne pas faire partie d’un monde ou d’une famille. A aller à la rencontre de l’Autre pour en apprendre plus sur soi. Nouvelle lyrique, ses textes et sa vie sont un hymne à la tolérance et à l’ouverture sur le monde.
Annemarie Schwarzenbach, Nouvelle lyrique, traduit de l’allemand par Emmanuelle Cotté, Editions Verdier