[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]V[/mks_dropcap]oici un court roman japonais intitulé Ohan, publié par les formidables Éditions Picquier, qui met en scène une histoire à la fois assez fascinante et extrêmement banale de triangle amoureux. Le roman se déroule sur une année, rythmée par les saisons et les fêtes traditionnelles japonaises, sans que l’on sache précisément à quelle époque il a lieu.
Le narrateur de cette confession, un dénommé Kâno, se décrit comme un « bon à rien » et un « lâche » qui a « le diable au corps ». Il partage sa vie depuis sept ans avec Okayo, une geisha dont il s’est épris. Ne supportant pas cette liaison, son épouse, la douce Ohan, est retournée vivre chez ses parents. Elle élève seule leur enfant, que Kâno ne connaît pas. Un soir, ce dernier croise Ohan dans la rue et se met à nouveau à rêver à la blancheur de sa peau. S’abandonnant à ses désirs, il entame une liaison avec elle et malgré ses résolutions, plus velléitaires que sérieuses, est incapable de choisir entre les deux femmes, que tout oppose.
Ce pourrait être une énième histoire de triangle amoureux si l’importance de la question du choix, ou plutôt de la difficulté à faire un choix, n’était ici au centre du roman. Notre héros passe son temps à hésiter, à tergiverser inlassablement, s’agaçant lui-même de ses propres hésitations et faisant fi de ses belles promesses et l’on a tantôt envie de le plaindre, tantôt de le secouer tant il peut nous irriter par son manque de courage et son indécision chroniques. Bien entendu, la tragédie couve et la vie, la cruelle, se chargera bientôt d’imposer sa décision à Kâno.
Avec la délicatesse d’un peintre d’estampes, Uno Chiyo décrit en peu de mots, comme seuls les auteurs japonais savent le faire, les enchantements et les douleurs de la vie, le chuchotement de la pluie, le grincement des pousse-pousses et les rires des geishas dans les maisons de thé. Dénuée de toute « morale » dans le sens judéo-chrétien du terme, rythmée par les égarements d’un cœur indéchiffrable, la confession impudique de cet homme perdu, prisonnier de ses attachements, est à la fois bouleversante, cruelle et cocasse.
Le talent de la romancière tient davantage dans l’écriture de ce texte empli de gravité et de poésie que dans l’histoire en elle-même. Car la complexité des tourments qui habitent le narrateur et la description subtile et troublante du triangle amoureux sont évoquées ici avec une justesse et une acuité remarquables. À tel point que le lecteur ne peut qu’être touché, sinon ébranlé dans ses certitudes en refermant ce texte : est-il donc tellement inimaginable, tellement criminel, d’aimer deux êtres en même temps quand on sait que l’amour peut prendre mille formes et mille visages au cours d’une vie ?…
Uno Chiyo (1897-1996), que l’on surnomma la « Colette japonaise », mit dix ans à écrire ce petit bijou, considéré comme son chef-d’œuvre et publié en 1957. Cette femme, hors du commun par sa créativité (elle a lancé le premier magazine de mode, Sutairu ou « Style », consacré à la mode occidentale et elle excellait dans la création de kimonos), mais aussi par sa vie de femme moderne, libre et enchaînant les liaisons, à l’opposé de la soumission de mise dans la première moitié du XXème siècle, a fortement marqué son époque.
Elle nous livre ici un récit extrêmement moderne, à la fois très japonais et totalement universel, délicat et troublant. Un texte beau et triste, comme le sont les plus grandes histoires…
Un roman que je conseille depuis des années en librairie, un petit bijou.
Tout pareil !