[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#4251a6″]I[/mks_dropcap]l y a plus de 25 ans, le livre d’Anne Zamberlan, Mon Corps en Désaccord (quel beau titre !) mettait les mots qui sonnaient juste sur une vie de souffrance, faite d’humiliations, de rejet mais aussi d’acceptation de soi. Celle qui fut actrice pour Gainsbourg et Mocky, l’égérie des Virgin Megastore mais surtout celle qui fut la pionnière dans l’organisation des défilés de « gros » en France, avait été une des premières à lutter pour la Size Acceptance («le droit à la différence dans l’indifférence») et contre la « grossophobie ».
Les derniers mots de son autobiographie montraient néanmoins que, malgré sa reconnaissance en tant que mannequin et actrice, la route était encore longue avant que la société ne transforme radicalement son regard vis à vis des « gros » :
À ma manière, humblement, dans mon coin, jusqu’à vous, sur mes petites jambes boulottes, hypertrophiées, parfois tremblantes et mal assurées, j’ai marché. Beaucoup marché. Et j’ai conscience qu’il me reste encore un interminable chemin à couvrir avant de me laisser aller au sommeil.
Anne Zamberlan, hélas emportée par une embolie pulmonaire en 1999, ne verra pas le succès mérité du livre de Gabrielle Deydier, On Ne Naît Pas Grosse (Éditions Goutte d’Or), qui ne fait pas que lui rendre un bel hommage, mais prolonge en bien des façons le combat qu’elle avait alors amorcé.
Là où Anne Zamberlan et son co-auteur Jean-Louis Degaudenzi se concentraient uniquement sur le parcours de la comédienne et son histoire personnelle, Gabrielle Deydier adopte une posture différente, mêlant habilement souvenirs, souvent cruels, et enquête sociologique sur la perception des « gros » dans la société, mais aussi sur la façon dont cette société, et en particulier les médecins, culpabilisent ceux qui n’ont pas l’IMC adéquat.
Nutritionnistes inconscients, dentistes malveillants, médecins incompétents ont remplacé l’institutrice sadique qui persécutait Anne Zamberlan à 8 ans (« Tu es grosse, Anne, tu es trop grosse »), mais le tableau n’est pas plus reluisant, et la norme esthétique est peut-être encore plus contraignante qu’à la fin des années 80.
Ce qui a changé, c’est l’explosion de la chirurgie bariatrique (de la pose d’un anneau gastrique à la dérivation biliopancréatique) et la médicalisation, toujours plus poussée, du surpoids. Gabrielle Deydier, en acceptant de devenir le sujet de sa propre enquête, montre les arcanes de ce marché juteux et parfois peu scrupuleux. Finaude, elle crée du suspense autour d’une possible chirurgie, et donne au lecteur le sentiment qu’elle hésite à passer sur la table d’opération. Et puis, dans un beau geste de liberté retrouvée, elle se dérobe à ceux qui veulent la « charcuter », préférant lutter comme « fat warrior féministe » (à l’instar de la blogueuse Daria Marx) plutôt que de voir son corps devenir celui d’une « autre ».
Car, et c’est là un des autres enjeux de ce livre, le combat contre la « grossophobie » est aussi un combat contre l’oppression faite aux femmes (le regard envers les hommes gros est généralement moins stigmatisant, même s’il y a sans doute des nuances à apporter), un combat contre une ségrégation qui ne dit pas son nom..
Mais On Ne Naît Pas Grosse n’est pas seulement une bonne enquête journalistique, c’est surtout le regard précis, parfois drôle, souvent terrible, d’une femme sur une société tellement gagnée par l’uniformisation qu’elle n’a de cesse de vouloir mettre à la marge ceux qui ne se plient pas à ses normes. Une femme qui, en dépit de tous les obstacles rencontrés, refuse d’être « condamnée à changer » (Daria Marx), et nous livre le récit d’une émancipation, la sienne.
P.S : C’est peut-être parce que j’ai toujours une dette envers ma petite camarade de CM1, humiliée par l’institutrice qui lui reprochait d’être trop grosse à force de s’empiffrer avec les sucreries vendues par ses parents boulangers, et pour laquelle j’étais resté bras croisés sans oser intervenir, que je tenais à chroniquer ce livre beau et fort.
On Ne Naît Pas Grosse de Gabrielle Deydier
Éditions Goutte d’Or – Juin 2017