[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]our Lilies, le nouvel album de Melanie De Biasio, j’aurais bien aimé vous faire une chronique cool, un truc laid-back à la JJ Cale, chiadé, sympa, les doigts de pied en éventail, avec un zeste d’humour.
Sauf que là, j’ai la pression.
La méga pression.
Je suis surveillé de toute part, entouré de personnes prêtes à m’enfoncer dès le moindre faux pas.
Que je vous explique : chez Addict, en ce moment, c’est l’antichambre de l’enfer. J’ai French Godgiven qui me jalouse d’avoir récupéré la chronique et espère secrètement que je vais me vautrer lamentablement, Davcom qui aurait lui aussi voulu faire un papier numérique sur sa compatriote et utilise des poupées Belges (l’équivalent du vaudou en Wallonie) pour me faire écrire n’importe quoi, Beachboy et Ivlo qui justifient leur alcoolisme chronique récent en m’accusant d’avoir récupéré Lilies sans concertation préalable et ma cheffe Lilie qui a la conviction délirante que Mélanie De Biasio a composé son album pour elle et elle seule (et me somme par la même occasion d’entrer en contact avec elle pour la remercier d’avoir créer un si beau disque).
L’enfer je vous dis.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]H[/mks_dropcap]eureusement, comme je l’écris juste au-dessus, Lilies est d’une beauté qui dépasse un peu l’entendement. Vous me direz, au regard des précédents disques, ce n’était pas difficile à deviner. En 2007 déjà, la jeune Mélanie se faisait remarquer en sortant en guise de carte de visite le très beau A Stomach Is Burning, véritable déclaration d’amour au jazz. On y découvrait une jeune femme toute timide rendre hommage au jazz vocal en convoquant les fantômes de Billie Holiday ou Nina Simone, le tout serti dans un écrin à la mesure de son talent. Disque d’un autre âge, d’une époque révolue, enregistré à l’ancienne en trois jours, A Stomach Is Burning malgré sa beauté, et peut-être à cause d’une trop grande dévotion, n’aura malheureusement pas marqué grand monde. La faute à une distribution assez confidentielle (l’excellent label Belge Igloo, défricheur de talent depuis près de 40 ans, ne bénéficie pas d’un écho mondial dirons-nous) et une année qui aura préféré célébrer LCD Soundsystem, Arcade Fire, Panda Bear ou Radiohead plutôt qu’un disque de jazz aussi beau soit-il.
Néanmoins, il aura permis à Melanie De Biasio d’obtenir une certaine visibilité auprès des critiques comme des labels et surtout il lui permettra d’enchaîner toute une série de concerts pendant lesquelles elle s’ouvrira complètement à son art, improvisant en permanence, changeant la setlist en fonction de son ressenti afin de faire de ses concerts un instant de création pure plus qu’une succession de chansons. Bref, elle n’a pas froid aux yeux, sait ce qu’elle veut et encore plus ce qu’elle ne veut pas : aucune contrainte, aucun compromis et une liberté absolue en matière de création. Ce qui l’amènera à mûrir No Deal pendant trois années. Trois années d’introspection où chaque état d’âme servira à la réalisation de ce second album. Trois années où elle mettra aussi son talent au service des autres et réciproquement (dans le cadre d’un échange avec des prisonniers pour les amener à contrôler leurs pulsions via la musique).
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 2013 sortira No Deal et là, il faut se rendre à l’évidence, son talent est immense. En sept morceaux, une petite trentaine de minutes au compteur, la Belge se libère de l’influence trop prégnante des aînées pour composer un album très personnel, habité et sachant prendre en compte les évolutions musicales de ces six dernières décennies. Un disque en apesanteur, suspendu à son timbre vocal légèrement éraillé, fait de silences, de mystères, flirtant parfois avec le slowcore (l’instrumental With Love), inventant une nouvelle grammaire entre jazz, dark jazz lumineux évoquant Badalamenti, slowcore, gospel et touche électro. Tout en dissonance et d’une évidence mélodique qui s’impose d’elle-même, No Deal surprend et obtient un succès, autant critique que populaire, amplement mérité. Suite à ce succès, n’allez pas croire que la Belge va surfer dessus et proposer une suite dans la lignée de ce superbe No Deal. Au contraire. Son credo reste toujours le même : faire ce qu’elle veut, suivre son instinct, ses envies, sans compromis possible. Ce qui l’amène de nouveau à prendre son temps pour sortir, trois années plus tard, non pas un album mais un Ep. Blackened Cities voit le jour en 2016 et le moins qu’on puisse dire est qu’il étonne. Pour ceux qui ne l’auraient pas écouté, il s’agit d’un morceau de 24 mns, brassant un nombre de styles assez incroyables allant du post-rock au jazz, de l’électro à l’expérimental et d’une cohérence sidérante. Sur cet Ep, Melanie De Biasio prolonge cette discrète touche électro qui habitait With All My Love, ultime morceau de No Deal, et ouvre sa musique à des territoires jusqu’alors inexplorés.
Blackened Cities laisse la part belle au silence, alterne instrumental et partie quasi à cappella, improvisation et maîtrise, évolue par petites touches, sort crescendo de la brume pour s’ouvrir à la lumière et y retourner en fin de parcours. A bien des égards, Blackened Cities rappelle la démarche de Graham Suton quand il avait sorti Scum en 1992, avec son groupe Bark Psychosis.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ependant, selon une logique Belge à l’oeuvre depuis 2007, nous étions en droit de nous attendre à ne pas avoir de ses nouvelles avant 2019. Sauf que la demoiselle, jouissant d’une liberté sans entraves, embrayera direct l’année d’après pour sortir le subjuguant et ardent Lilies.
Lilies, qui sort ce 06 octobre, est, pour résumer, un disque extrême, limite punk dans son attitude. N’allez pas croire que je carbure aux psychotropes, les deux premiers titres sont là pour appuyer mes dires. Ce sont en effet deux élégants doigts d’honneur à ceux qui aimeraient la cloisonner, l’enfermer dans des cases, la réduire à un style. Le premier affirme métaphoriquement ce qui a toujours été un leitmotiv chez elle : no deal, pas de compromis possible ; et le second, Gold Junkies, la voit revisiter et réinterpréter complètement son Ep Blackened Cities, l’amputant d’une bonne vingtaine de minutes, sous-tendant : voilà, je fais ce que je veux, quelque soit votre avis, je m’en tamponne le coquillard, c’est à prendre ou à laisser.
Lilies est également un disque extrême dans les émotions qu’il dégage. A la fois ardent, d’une sensualité à fleur de peau (Let Me Love You et ses pulsations instables, ce souffle haletant, consumé par le désir. Your Freedom Is The End Of Me sur les ravages de la passion ; Lilies ou All My Worlds, chansons quasi susurrées au creux de l’oreille, le souffle court, l’ardeur aux bords des lèvres ), ce Lilies brûle d’un feu intérieur dévastateur difficilement apaisé par une froideur mordante. Il suffit d’écouter Sitting At The Stairwell, blues primitif ramené à peau de chagrin avec sa voix qui abolie les distances, cette pulsion minimale se réduisant à un claquement de doigts, évoquant la noirceur de la Finlandaise Mirel Wagner ; ou encore le fabuleux Brother, exercice soul revu par Joy Division – évoluant vers un jazz modal à la Kind Of Blue où Miles Davis serait dans un sale état, au fin fond d’une dépression le laissant prostré – et se terminant sur une légère distorsion noise du plus bel effet.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]xtrême aussi dans les styles abordés, variant du jazz dissonant (Lilies) au trip-hop (Your Freedom Is The End Of Me) en passant par le blues (Sitting), la soul glaciale (Brother), l’électro minimaliste (l’excellente reprise de Mongo Santamaria Afro Blue ou la sublime bradycardie d’All My Worlds) ou la world déstructurée (And My Heart Goes On).
Extrême enfin dans le fait qu’elle abandonne peu à peu au fil du disque les rythmes (All My Worlds), la structure (And My Heart Goes On), privilégiant comme fil conducteur le silence (présent sur toutes les chansons) ou plus précisément le souffle. Celui qui hante Lilies, Let Me Love You, celui de sa voix, passant comme une brise légère sur votre nuque et descendant le long de votre moelle épinière et celui enfin qui la voit abandonner son chant et s’affirmer comme conteuse.
Car la force de Lilies, outre toutes les qualités présentées au dessus, est celle d’être un disque qui s’écoute comme on dévore un bouquin. Une immersion d’une trentaine de minutes dans un univers d’une richesse étonnante, régi par le désir, les pulsions, sorte de thriller sensuel truffé de choix musicaux disparates, singuliers et malgré tout cohérents. Un disque qui vous téléporte dans une autre dimension, torride et légèrement chargée de stupre, allant même jusqu’à recréer l’atmosphère de votre pièce, moite, très moite, et vous faire oublier que vos collègues de bureau vous en veulent à mort.
Un peu la définition d’un grand disque quoi.
Sortie le 06 Octobre chez Le Label/Pias