[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]epuis l’émergence, dans les années 1990, de l’œuvre traduite d’António Lobo Antunes, le public français connaît un peu mieux l’héritage littéraire des guerres coloniales portugaises (Angola, Guinée-Bissau, Mozambique, 1961-74). Vu du regard tourmenté de l’écrivain-psychiatre, qui a largement participé au travail de mémoire sur ces sales guerres, assumant le rôle d’une sorte de Robert Paxton romanesque, l’héritage de ces conflits s’incarne dans le stress post-traumatique éprouvé par une génération sacrifiée, et les effets des combats et des exactions sur leur univers intérieur.
Mais à l’heure des postcolonial studies et de l’histoire à parts égales, il nous manquait encore en français d’envisager l’ère des luttes et des émancipations de l’Afrique lusophone du côté des combattants africains : la Révolution, l’indépendance, la paix, puis peut-être de nouveau la guerre, comment les ont-ils éprouvées, comment les ont-ils vues et comment, à chaud, les écrire?
C’est ce à quoi répond la publication de Oui Camarade ! de l’écrivain et militant angolais Manuel Rui, par les éditions Chandeigne, inlassable défricheur des lettres portugaises qui fête cette année son vingt-cinquième anniversaire. Texte d’époque et – en partie seulement – de combat, tout premier ouvrage de fiction publié en Angola après sa déclaration d’indépendance en 1975, Oui Camarade! se présente comme une série de nouvelles, plus que comme un recueil, tant est grande la continuité entre les cinq témoignages de fiction réunis ici.
Manuel Rui, juriste et militant anticolonialiste angolais, formé au Portugal comme on formait naguère les «élites autochtones» dans les métropoles coloniales, avait 34 ans seulement lors de l’indépendance, à laquelle il participa activement en tant que ministre de l’information du MPLA, le parti communiste local. Il est l’auteur des paroles de l’hymne national angolais (auquel un clin d’œil est adressé dans une des nouvelles), et demeure à ce jour une des figures majeures de la vie intellectuelle de son pays. Une première traduction de son travail était parue en 1999 en France, par Michel Laban, dans un curieux projet, Le Porc épique, une fable grinçante illustrée par Enki Bilal.
Oui Camarade ! fait se succéder cinq tableaux de la vie quotidienne des militants du MPLA dans les jours suivant la déclaration d’indépendance.
On est d’emblée frappé par deux tendances contradictoires que permet d’identifier aisément une écriture de jeunesse un peu didactique.
La première est l’engagement partisan de l’auteur. Un peu à la manière de l’Aragon de Servitude et grandeur des Français, il livre une petite série de saynètes de la vie des quartiers de la capitale, Luanda, à visée d’éducation et d’édification de ses lecteurs. Le parler de la rue sert de vecteur à un discours de glorification des combattants et de mise en relief de leur extraction populaire.
La deuxième, la plus saisissante, est la prémonition lucide des lendemains qui déchantent et de la mise à sac des idéaux par un réel révolutionnaire qui a fait campagne en vers, mais ne va pas tarder à gouverner en prose. Un habile usage des signaux faibles de la désillusion et des signes avant-coureurs du désastre permet à Manuel Rui d’alerter sur les impasses dans lesquelles s’engage le processus révolutionnaire, et, ce qui est peut-être plus important, de déclarer son irréductible liberté d’écrivain face à l’obligation de faire propagande.
Car, pour un écrivain libre, quel révolutionnaire aurait la drôle d’idée de commencer son récit par «Dehors, tout était pareil. Plutôt pire qu’avant car maintenant le peuple avait les yeux braqués sur le Palais sans y rien comprendre»? Dans Le Conseil, qui ouvre le recueil, Rui regarde, aux côtés du petit peuple réuni à l’extérieur du Palais colonial, le défilé des leaders des différents mouvements ayant mené la révolte, en sommet avec les désormais ex-colons tugas (portugais) pour négocier les termes de l’indépendance. Démarche typique du roman communiste que ce choix d’un point de vue à hauteur de peuple. Et déjà, dans ce panorama ironique pointe une tristesse mélancolique face aux anciens héros devenus nouveaux patrons, trop pressés de se choisir des parrains, américains, soviétiques, ou d’ailleurs, imbus de leur personne et de leur gloire, déjà pleins d’incompétence et de corruption.
Dans La Montre, un combattant de l’indépendance raconte ses histoires de guerre à des enfants réunis en assemblée devant cette légende vivante mutilée au champ d’honneur. Face à la mer, le commandant livre à des gamins fascinés le conte présumé réel d’une montre ayant appartenu à un officier portugais, saisie au combat par un soldat du MPLA pour finir entre les mains d’un membre de la faction adverse. Fait d’armes ou faribole ? Peu importe : «Le plus amusant, c’est que les gosses riaient. Ils participaient au faux-semblant, à ce ressentir qu’entre le réel vécu et le réel recréé il n’existait pas de frontière». Si toute guerre crée fatalement ses propres récits divergents, l’essentiel est que les hommes qui l’ont vécue puissent s’appuyer sur l’illusion d’une narration héroïque, pour se reconstruire et surmonter ensemble la solitude des lendemains de bataille : «[D]es armes utilisées aux personnes tuées, un tas d’histoires de souffrance et d’espoir dans lesquelles le nom des héros apparaissait obligatoirement comme des lucioles perpétuelles et insaisissables dans la longue obscurité coloniale circulaient de bouche en bouche». Hommage aux traditions orales africaines, clin d’œil appuyé à la force de la littérature, La Montre se clôt par le retour de l’objet «au poignet d’un chef de police soûl… et corrompu». De là à dire que la Révolution finira par connaître le même sort…
Le Dernier bordel déplace le regard du côté des femmes. Dans une maison close, l’une des dernières à avoir survécu à l’œuvre forcément féministe du changement révolutionnaire (on aimerait tellement y croire…), les femmes voient débarquer des soldats violents, avides de chair et d’alcool. La scène tournera à la violence machiste et sanglante, et au départ sur les routes des réfugiés de ces héroïnes du quotidien dont la solidarité aura été balayée par la guerre.
Deux Reines met en scène les parcours dans la capitale en liesse de deux femmes diversement associées à la guerre et à la révolution, pour y avoir connu le deuil, et qui se rejoindront dans une manifestation à la gloire de l’héroïsme du Parti.
Il faut accorder enfin une attention particulière à la cinquième et dernière nouvelle du recueil, Cinq jours après l’indépendance. Texte le plus abouti (il fut d’ailleurs republié de manière indépendante en Angola), le plus long aussi de cette succession d’histoires, il met en scène les débuts d’une hideuse guerre civile qui allait durer vingt-six ans. Face au MPLA soutenu par les Soviétiques et les Cubains, se dresse le FNLA, d’abord soutenu dans une logique panafricaniste par le Zaïre de Mobutu, avant de s’aligner sur les Américains dans un contexte de guerre froide. Dans une Luanda au ciel déjà strié de roquettes et d’explosions qui ont définitivement remplacé les feux d’artifice, une jeune femme tente d’échapper aux combats en se réfugiant dans un boyau souterrain. Elle y est rejointe par un fapla, combattant armé du MPLA, qui la protège quelques heures avant de retourner au front. Dès lors que le langage de la violence commence à tordre le cou à la réalité, l’horreur de la guerre est déjà en germe : «à qui appartenaient les explosions stoppées une heure avant, aux fenélas [militants armés du FNLA, ndlr] ou à nous? Si elles étaient aux fenélas le malheur, les morts, le deuil étaient à prévoir. Si elles étaient à nous, les fantoches avaient pris une sacrée raclée!» Dans la novlangue révolutionnaire, les fantoches, ce sont, bien sûr, les ennemis en armes… On assiste à la naissance de la haine civile, de la délation. A la négation de l’individu : «Deux ou trois ans avant, les gens se demandaient toujours les noms. Maintenant tout avait changé. Pionnier suffisait. Camarade, oui.» Après la nuit, la jeune femme essaiera avec entêtement, mais sous les quolibets des révolutionnaires qui soupçonnent une quête romantique, de retrouver la trace de son ange gardien d’une nuit. Il restera évidemment introuvable mais qu’importe, l’essentiel sera de pouvoir continuer à raconter, à témoigner : «Carlota embringuée dans la narration particularisant l’odeur, la chaleur, la lumière, le tout traduit en gestes-mots-sons que le guérillero, la main toujours en conque, Carlota fumant cigarette sur cigarette, écoutait, quelle histoire légendaire d’un pionnier qui n’aurait jamais existé mais semblable à tous les pionniers qui vivaient et jouaient dans cette guerre à eux jouée pour de vrai à chaque aube victorieuse».
Une mention spéciale doit être faite du remarquable travail de traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues. L’impeccable traductrice française du mozambicain Mia Couto (qu’on dit nobélisable) restitue à merveille l’oralité étonnante de ce parler de la rue frais et direct. Pour un lecteur français, cette langue-là rappellera un peu la beauté et la franchise du langage trouvé dans les livres de témoignage de Jean Hatzfeld sur le Rwanda. Une belle performance, en partant d’un texte porteur de quelques lourdeurs imposées par la fonction partisane du livre.
Texte de jeunesse, partial et parfois maladroit, Oui Camarade! n’en demeure pas moins un intéressant document sur ces années où le fond de l’air était rouge, et surtout un témoignage clairvoyant sur les détournements de la langue politique et les désillusions révolutionnaires. Utile, donc, à notre époque qui voit renaître ces vieilles lunes en faisant semblant de croire qu’elles n’ont jamais fait de mal à personne…
Oui Camarade!, de Manuel Rui
Traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues paru aux Editions Chandeigne, sortie le 20 septembre 2017
Elisabeth Monteiro Rodrigues, une orfèvre de la traduction.