[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n matière d’art en général, et de musique en particulier, comme dans bien d’autres domaines, la délicatesse est une vertu à double tranchant. Qui veut témoigner subtilité, douceur et prévenance peut vite passer pour mièvre, inconséquent et donc, obsolète. Le duo parisien Paradis, composé de Simon Mény et Pierre Rousseau, pourrait bien en faire la cruelle expérience, lui qui semble, comme à contre-courant du vacarme contemporain, vouloir créer une bulle hors du temps avec sa deep house enveloppante et effrontément chantée en français, remettant au goût du jour des sonorités que l’on croyait perdues dans les limbes de la mémoire des années 90. Et pourtant, loin d’être une simple redite d’un passé pas si lointain, leur musique offre, non sans malice ni profondeur, une alternative, séduisante voire irrésistible, aux tonitruants matraquages que l’actualité nous propose dans ce domaine avec une certaine insistance.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es deux compères se rencontrent lors d’une fête au tout début de la décennie, et se mettent très vite à composer ensemble. Leurs productions accrochent l’oreille du DJ américain Tim Sweeney qui les signe illico sur son label Beats In Space. Suivent une poignée de titres, publiés sur deux maxis en 2011 puis 2012, dont le redoutable Hémisphère et une reprise remarquée d’un standard de la pop française, l’illustre et mélancolique Ballade De Jim d’Alain Souchon. Leur style, résolument électronique dans sa matière sonore mais aussi très spécifiquement reconnaissable grâce au chant de Simon, à la fois caressant et entêtant, sera vite repéré par les majors en quête de nouvelles sensations, et le tandem est bientôt accueilli à bras ouverts sur Riviera, label de Barclay, maison de disques historique et division du géant Universal.
Paradis prendra alors son temps pour affiner son approche, et sortira début 2015 l’excellent mini-album Couleurs Primaires, composé de trois nouveaux titres agrémentés de deux longs remixes. Là où beaucoup n’entendront qu’une forme de chanson française matinée d’electro-pop, s’affirmera précisément l’inverse, à savoir une ligne synthétique dure soutenue en filigrane par une voix flottante et hypnotique, au diapason parfait des gimmicks langoureux et mélopées séduisantes déroulés par le duo. Se revendiquant ouvertement d’une énième déclinaison de la French Touch, Pierre Rousseau et Simon Mény prennent toujours la peine de le préciser : s’ils chantent bien en français, leur démarche est avant tout celle de producteurs électroniques, et non d’auteurs/compositeurs dans le sens traditionnel du terme.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ompte tenu du pouvoir d’accroche de leur musique extrêmement attachante, qui s’est confirmé avec la sortie récente d’un très attendu véritable premier album, le quiproquo risque de durer encore un bout de temps. À l’écoute des douze pistes qui composent ce Recto Verso, bluffant de maîtrise et d’inventivité, on comprend que les deux Français aient voulu prendre le temps de peaufiner les choses. Au cours d’une heure qu’on ne voit presque pas passer, Paradis nous emmène sur un fascinant parcours émotionnel, qui se dévoile dès que l’on frotte à peine la surface de leur échafaudage faussement fragile et évidemment sensible.
À la dualité que suggère le titre du disque, tout comme sa pochette souligne l’ambiguïté d’un jeu aquatique qui pourrait être celui d’amis comme d’amants, répond une structure linéaire en deux temps, qui formerait pour ainsi dire le périple initiatique d’un protagoniste à la fois imaginaire et universel, rendu réel et même palpable par l’interprétation chavirée de Simon tout au long de l’album. Dès le prologue du feutré Instantané, on est littéralement apprivoisé par la langueur du groove, et pendu à la voix « toujours un peu filtrée / pour masquer la timidité » du chanteur. Cette entrée en matière idéale invite d’emblée à une rencontre peu banale, à suivre cette « histoire qu’on aurait inventée / pour ne jamais se dévoiler ». Le réalisme de la fiction est saisissant, et lorsque suit le morceau-titre, nettement plus remuant, on se dit qu’on a affaire à un séducteur qui veut aller au fond des choses, révéler la face cachée des sentiments, déchirer le voile de cette « foutue superficialité ». La simplicité des mots choisis devient alors, paradoxalement, l’écrin parfait pour décrire la complexe métamorphose des balbutiements d’une attirance confuse en pics de désir prégnant.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a capacité épatante de Paradis à figer la magie de l’instant, tout en étirant leur musique, se dévoile encore davantage avec le contemplatif Quand Tu Souris, avant que l’alchimie amoureuse ne prenne le pouvoir sur le single Toi Et Moi, paru en éclaireur avant l’été, dont la basse syncopée et pétulante, façon samedi soir fiévreux (tendance Oliver Cheatham plus que John Travolta), distille une atmosphère moite et sensuelle pouvant allègrement se dispenser de toute « version sous-titrée ».
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]ais déjà, l’euphorie se tend d’un sous-texte anxieux : le doute qui saisit le narrateur gagne du terrain sur le chaloupé Mieux Que Tout, enjoignant son/sa partenaire de donner le meilleur de ce qu’il/elle a en lui/elle pour sauver ce qui peut encore l’être d’une relation « qui s’éparpille ». Quant au bondissant Garde Le Pour Toi, repris des Couleurs Primaires sorties l’an dernier, et construit sur un sample obsédant de la Déclaration De Sinistre d’Areski Belkacem et Brigitte Fontaine, il s’agit probablement de la chanson de rupture la plus singulière qui soit : esquivant l’amertume rancunière pour préserver la beauté du souvenir, la voix de Simon Mény se fait cajoleuse et rassurante, promettant que l’avenir reste ouvert et que rien n’est définitivement perdu. Autant dire que nous sommes là à mille lieues d’une mutation larmoyante en ombre de main ou de chien.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est à l’issue de cette saillie d’optimisme, que l’on pourrait interpréter, à tort, comme béat, que le prix de l’abnégation s’affiche : pile au milieu de l’album, se dresse un Miroir en deux parties siamoises, dont la traversée sera douloureuse. D’abord lente plainte introspective, où l’on se figure avec peine notre héros esseulé, face à lui-même, qui craque et « déballe ce qui fait mal », le morceau finit par prendre son essor, comme un nageur qui toucherait le fond pour mieux rebondir et regagner la surface. Plus d’emploi de la deuxième personne dans les paroles, mais la pulsation s’accélère et l’envie de prendre l’air, de retourner se frotter au monde extérieur revient, comme un souffle salvateur.
J’ai déjà évoqué ici-même, en janvier dernier, à l’occasion de son inclusion dans la compilation des Versions Revisitées d’Alain Chamfort, tout le bien que je pensais de l’enivrante relecture donnée par le duo de la chanson dont ils partagent le nom. Là, dans le contexte de la cohérence d’un album, Paradis (Reprise) s’intègre avec une aisance stupéfiante dans la trame esquissée : monologue transi mêlant appréhension diffuse du rendez-vous et soif passionnée de nouveauté, il illustre à merveille les tourments de toute personne sortie d’une séparation difficile, hésitant à remettre trop vite le pied à l’étrier des joutes amoureuses.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a suite, qu’on imagine inévitable, s’avérera festive mais éreintante : sur le plus dur De Semaine En Semaine, nous sommes conviés à nous faire claquer les oreilles par un son qui tape, à « serrer les dents sur le BPM » et à consommer « ce qui frappe le plus pour dix euros » (là, comme ça, on a plein d’idées). Avec sa boucle qui ne lâche rien et son texte débité comme un mantra urbain, le morceau rend bien compte du vertige qui peut saisir lorsqu’on se perd dans les charmes délétères de la vie nocturne, sans autre but avoué que de s’oublier soi-même. La gueule de bois fera presque office de retour à la sagesse, sur le planant Contours, déclinaison apaisée d’un remix fourni à l’origine au multi-instrumentiste Michael Cale Parks, pour son propre N1. Libéré de ses excès et prêt à tout reprendre à zéro, le personnage central, qui aura traversé de bout en bout ce Recto Verso à double détente, découvre en toute fin de course une forme de plénitude philosophique, sur le sautillant Chacun Pour Soi : si l’on naît seul et que l’on meurt seul, tout ce qu’il y a entre les deux, c’est tout de même mieux de le faire ensemble.
D’un point de vue strictement musical, ce magnifique premier album de Paradis venge, à sa manière (consciemment ou non, peu importe), toute une vague d’artistes français, malheureusement oubliés, qui se sont retrouvés coincés, sur toute la longueur des années 90, entre l’avènement brutal des raves parties et l’explosion des filtres house de la French Touch. On pense en particulier à certains fleurons d’une électro fine et feutrée, recueillis alors par le défunt label FCom, monté par Eric Morand et le DJ Laurent Garnier : Recto Verso synthétise ainsi le romantisme nacré de Nova Nova, la sensualité sourde des meilleurs Elegia et la pulsation lascive des premiers Shazz.
Par ailleurs, on a rarement entendu un disque qui, tout en restant merveilleusement accessible, parvienne à ce point à capturer le temps dans ses sillons, pour en extraire tous les trésors, que ce soit la perfection d’un sourire fugace, le coup au coeur d’une rencontre magique ou l’euphorie d’une fête salvatrice ; le contrepoint des moments plus sombres, mais tout aussi nécessaires, ne fait alors que mieux ressortir la valeur infinie des autres. Une démarche qu’il serait complètement absurde de qualifier de « légère », tant elle touche à ce qu’il y a de plus intime dans l’existence. Ce Paradis-là n’est pas un lieu mystique, distant ou imaginaire : il est tout entier contenu dans l’instant présent, à chérir, entretenir et préserver.
Sur la première partie de Miroir, Simon Mény confie se « sentir mal, animal » quand on lui « explique » sa propre musique. Souhaitons que l’hypothétique lecture de cette chronique ne le mette pas mal à l’aise, et parions une chose : nul ne sait si On ira tous au paradis, mais on peut décemment espérer que celles et ceux qui tomberont sous le charme de cette musique épicurienne, élégante et addictive auront le bonheur de prendre, de leur vivant, une belle avance sur les autres.
« C’est juste une idée, à considérer. »
Si vous le leur accordez.
Recto Verso est disponible en vinyle depuis le 16 septembre 2016, en CD et digital depuis le 23 septembre 2016 via Barclay/Universal.
Paradis sera en concert le 17 novembre à Tourcoing (Le Grand Mix/Festival des Inrocks), le 18 novembre à Paris (La Cigale/Festival des Inrocks), le 19 novembre à Nantes (Stereolux/Festival des Inrocks), le 21 novembre à Bordeaux (Rock School Barbey/Festival des Inrocks), le 25 novembre à Rennes (Ubu), le 29 novembre à Nancy (L’Autre Canal), le 2 décembre à Ris-Orangis (Le Plan), le 13 décembre à Clermont-Ferrand (Coopérative de Mai) et le 16 décembre 2016 à Lyon (Le Sucre).
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Visuel bandeau ©Andrea Montano/Pablo Padovani, tiré du clip « Recto Verso ».